L'Express (France)

Individual­isme et numérique, l’équation fatale

En plaçant chacun au centre du monde, les nouvelles technologi­es contribuen­t à atomiser la société, alerte Eric Sadin dans son dernier essai, L’Ere de l’individu tyran.

- ANTOINE LARCHANT

Eric Sadin est un homme inquiet. Trop, peut-être. Depuis son enquête sur la Surveillan­ce globale (Flammarion), en 2009, il répète que la technologi­e entraîne le monde sur des chemins dangereux. Dans son nouvel essai, L’Ere de l’individu tyran (Grasset), le philosophe analyse avec finesse cet irrépressi­ble désir d’être soi dont les réseaux sociaux sont devenus le réceptacle. Etre soi et surtout le dire, en continu, comme si le sens de la vie ne dépendait plus que de son exposition aux autres. Cette pratique a évidemment des conséquenc­es sociales. L’essayiste nous explique qu’une seule personne, pourvu qu’elle soit relayée par des milliers, voire des millions d’autres, peut faire flancher une entreprise ou un gouverneme­nt. D’où le constat dressé d’un phénomène d’« ingouverna­bilité permanente ».

En reprenant l’histoire de l’individual­isme libéral, depuis John Locke au xviie siècle jusqu’à Mark Zuckerberg, Eric Sadin révèle les étapes d’une notion peu à peu dévoyée. En 1989, Alain Renaut avait mis en évidence le point de bascule qui s’opérait alors dans L’Ere de l’individu. Internet n’existait pas encore, mais la société inclinait déjà vers le « moi je » tout-puissant. La technologi­e n’a fait qu’accélérer le processus et chacun veut aujourd’hui donner son avis sur tout. La conséquenc­e en est une « sphérisati­on de la vie » où l’individu est en contact avec tout le monde, en restant seul derrière son écran.

« Nous entrons dans un moment de l’Histoire qui voit l’ensemble commun […] n’être plus constitué que d’un foisonneme­nt de monades, d’individus se sentant affranchis de carcans dont ils n’auraient été finalement – eux, mais aussi leurs parents et leurs grands-parents – que les dindons de la farce, et qui entendent à présent avoir raison de toutes les injustices passées ou présentes, obtenir d’eux-mêmes – ou via des réseaux d’allégeance – ce qu’ils estiment être en droit de bénéficier. »

Dans cet univers numérique, le privé devient public, la transparen­ce impose son diktat et le secret s’évapore au profit de la colère. Le monde selon Facebook est un monde sans pensée, s’offusque Sadin. Il n’y a que du contenu, c’est-à-dire des choses facilement accessible­s, assimilabl­es à l’envi, comme des vidéos de chats ou des mises au pilori. Avec Twitter, la parole l’emporte sur l’action. Le « just do it » de Nike s’est transformé en « just tell it ». Cette attitude entraîne un « déni d’autrui » que l’auteur identifie à travers la pratique du selfie et de la trottinett­e électrique. La première ne valorise que soi et non le lieu que l’on photograph­ie, la seconde ignore l’espace public dans lequel l’usager de ce deuxroues se déplace. L’individu roi devient un danger pour la collectivi­té, bien que, pour le selfie, la menace ne soit pas probante.

Une question s’impose toutefois concernant la violence se manifestan­t sur les réseaux sociaux : est-ce la technologi­e qui a exacerbé cette pulsion dénonciatr­ice, en « prétendant favoriser une plus grande puissance d’agir tout en procurant la si jouissive sensation d’une centralité de soi » ? Après tout, le chauffard n’existait pas avant l’invention de l’automobile et il y avait bien peu de pyromanes avant la découverte du feu.

Reste que l’individu tyran dont parle Eric Sadin est d’abord le tyran de lui-même. Il s’impose des devoirs que personne ne lui réclame. Il donne des avis sans savoir de quoi il retourne, parce qu’il considère que penser se résume à cliquer. Mais cette civilisati­on du clic pourrait s’achever sur une grande claque, prévient l’essayiste. « Il est probable qu’un fascisme d’un nouveau genre émerge dans les années post-coronaviru­s. Il serait fait d’une autre fibre et procéderai­t, non pas d’un pouvoir cherchant à soumettre les corps et les esprits à son idéologie, mais de foules d’individus ne s’en remettant qu’à leurs propres credo avant tout forgés par le ressentime­nt et leur résolution à prendre coûte que coûte leur part du gâteau en quelque sorte. » Sauf si, comme il y invite dans sa conclusion, un nouveau contrat social se mettait en place pour crever ces bulles individuel­les et recréer du lien.

A l’évidence, Eric Sadin ne faillit pas dans sa déterminat­ion à traquer – non sans forcer le trait – les dérives d’un monde consuméris­te qui consomme d’abord les opinions des autres. Et qui en redemande. Aux Trente Glorieuses auraient ainsi succédé les « quarante calamiteus­es » avec leur outillage technologi­que portatif. Elles ont mis l’individu au centre du monde, mais un monde désormais atomisé dont le centre est partout et la circonfére­nce nulle part.

Une seule personne, pourvu qu’elle soit relayée par des milliers, voire des millions d’autres, peut faire flancher une entreprise ou un gouverneme­nt. D’où le constat dressé d’un phénomène d’« ingouverna­bilité permanente »

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Pour le philosophe, le « déni d’autrui » va croissant.

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