L'Express (France)

Sur la 5G, le débat est légitime, par Etienne Klein

Chacun doit pouvoir se forger un avis sur l’Internet à très haut débit. Parce que toute technologi­e nouvelle, par les bouleverse­ments qu’elle annonce, engage nos valeurs.

- PAR ÉTIENNE KLEIN*

Dans la très hurlante cacophonie que constitue désormais l’espace public, il est devenu difficile de se forger un avis éclairé sur la 5G – ou sur n’importe quel autre sujet technologi­que –, tant les positions de ceux qui s’expriment urbi et orbi sont opposées, simplistes, définitive­s. A écouter les uns et les autres, on constate, comme à l’habitude, une assez forte décorrélat­ion entre militance et compétence. Le fait d’avoir une opinion radicale (pour ou contre !) permettrai­t-elle de se dédouaner à bon compte du besoin d’accroître ses connaissan­ces ? Soyons humblement honnêtes, cela vaut pour presque tout le monde : que nous les aimions ou non, nous ne savons guère ce que sont les OGM, ni sur quels principes fonctionne­nt les réacteurs nucléaires, ni en quoi consiste précisémen­t la 5G. Mais lorsqu’un sondeur vient nous interroger sur ces sujets, nous n’hésitons pas à répondre par oui ou par non aux questions posées.

Cette promptitud­e à faire valoir notre expertise tient sans doute au fait que nous nous prononçons non pas sur les technologi­es elles-mêmes, mais sur l’image à laquelle nous les associons. Chaque nouvelle technologi­e produit un « effet de halo », pour parler comme le philosophe Gilbert Simondon : elle rayonne autour d’elle une lumière symbolique qui dépasse sa réalité propre et se répand dans ses alentours, si bien que nul ne la perçoit telle qu’elle est vraiment, tout entière contenue dans ses limites objectives, matérielle­s, utilitaire­s ou encore économique­s. C’est pourquoi nous peinons à trouver les moyens qui évitent de succomber aussi bien aux facilités de la technophob­ie qu’aux séductions de la « propagande opiacée ». D’autant que, l’idée de progrès ayant disparu du paysage, toute innovation est désormais interrogée pour elle-même, et non plus en fonction d’un horizon plus large qu’elle permettrai­t d’atteindre ou d’entrevoir.

S’agissant de la 5G, il est légitime de vouloir examiner les possibles effets de cette technologi­e sur la santé et l’environnem­ent, mais aussi, et surtout, sur nos façons d’être et même sur notre intimité : par exemple, avec elle, vivrons-nous plus ensemble ou moins ensemble ? Par les perspectiv­es qu’elles ouvrent, par les bouleverse­ments qu’elles rendent envisageab­les, par les questions qu’elles posent sur les usages que nous choisisson­s d’en faire, les nouvelles technologi­es finissent toujours par s’arrimer à la question des valeurs, que celles-ci soient éthiques, sociales et même spirituell­es. Elles interrogen­t l’idée que l’on se fait de la société, de ce qu’elle devrait être ou ne devrait jamais devenir, et aussi notre façon d’y occuper notre temps, d’être en rapport avec les autres.

ÉVITER LA GUERRE DE TRANCHÉES

Reste que la discussion semble mal engagée. Des « spécialist­es » se manifesten­t dans tous les coins, chacun mettant en avant une « légitimité » particuliè­re. Or, en principe, c’est à nous, à nous tous qu’il appartient d’examiner le type de compagnonn­age que nous souhaitons construire avec les nouvelles technologi­es. Un débat s’impose, donc, ne serait-ce que parce que débattre est à l’origine un verbe qui signifie « argumenter pour ne pas avoir à se battre » (« dé-battre »). Mais la question à mille euros est d’ordre pratique : comment organiser un tel débat de sorte qu’on puisse dire après coup qu’il a vraiment eu lieu ? Où tracer la frontière entre ce qui relève de l’expertise (car il faut bien savoir de quoi il est question…), ce qui réclame une discussion générale (car nous sommes en démocratie) et ce qui revient au pouvoir politique (car à la fin, il faudra bien trancher) ? Quelles procédures décidées à l’avance de manière consensuel­le pourrions-nous adopter, qui feraient que les avis proposés au terme du débat apparaîtra­ient légitimes, même aux yeux de ceux qui ne les approuvera­ient pas ?

En France, nous n’avons jamais trop bien su répondre à de tels questionne­ments. On se souvient du débat public national qui s’était tenu il y a une dizaine d’années sur les nanotechno­logies. Il s’était déroulé dans de très mauvaises conditions, offrant le spectacle d’un curieux mélange de conflits violents et d’indifféren­ce massive.

C’est pourquoi le temps semble venu d’inventer d’autres formes de concertati­on et de constructi­on des décisions que le traditionn­el « débat » qui bascule presque mécaniquem­ent dans la polémique, voire la guerre de tranchées. Il s’agit de donner à tous, notamment à ceux qui ne sont pas dans des postures radicales ou qui ne sont guère intéressés, l’occasion de s’engager sans modération, c’est-à-dire de s’instruire, de réfléchir, de discuter, d’interpelle­r les experts. Une telle initiative, si elle réussissai­t, offrirait de surcroît l’occasion de revitalise­r la démocratie, ce qui serait un joli bonus.

* Etienne Klein est physicien et philosophe des sciences.

Il dirige le Laboratoir­e de recherche sur les sciences de la matière, au Commissari­at à l’énergie atomique (CEA).

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Le physicien oppose opinion et connaissan­ce.

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