Paris n’est plus Paris, par Jean-Laurent Cassely
Juste avant le confinement, notre chroniqueur quittait une capitale survoltée. Aujourd’hui, il la retrouve, transformée.
epuis deux ans, j’ai pris l’habitude de dire que je réside entre Paris et Marseille. Cette coquetterie masque en réalité un partage du temps très inégal entre les deux villes, plutôt favorable à la seconde. J’expérimente une existence provinciale conventionnelle environ trois semaines par mois, en alternance avec une vie de parfait bobo de l’Est parisien le quart restant. Depuis le mois de février, j’ai cependant enchaîné trois mois de confinement à Marseille et trois mois supplémentaires l’été, sans venir une seule fois dans la capitale. En y séjournant quelques jours en septembre, je ne pensais pas retrouver une ville aussi profondément transformée par l’épidémie de Covid-19.
De prime abord, tout est comme avant. Dans le bus qui mène de la place de la Bastille à la gare du Nord, j’ai pu constater que la grande transformation commerciale des rues parisiennes, entamée dix ans plus tôt, s’était accélérée. De jeunes actifs font la queue devant le dernier bar à burgers qui agite la critique (il paraît que, cette fois-ci, ce sont véritablement les meilleurs de Paris). Un espace de coworking fraîchement inauguré accueille les journalistes et les consultants free-lance, une énième pizzeria dans l’air du temps se revendique tout à la fois de Naples et de Brooklyn. Les meilleurs emplacements sont désormais occupés par des vendeurs de poussettes tout-terrain et de vélos électriques. Les terrasses éphémères, qui faisaient
Dl’événement deux ans plus tôt, sont devenues la norme, tout comme les friches culturelles ou les potagers urbains recouvrant la petite couronne au rythme de l’installation des jeunes ménages chassés de Paris. Chaque semaine, un café de spécialités, ouvert par un couple de Franco-Américains, remplace un bar-tabac-PMU tenu par une famille asiatique, et les surdiplômés blancs en tablier sont les nouveaux « Arabes » de quartier.
La hargne perdue
Si le décor reste inchangé, en revanche l’atmosphère de la capitale a considérablement évolué, et plutôt pour le mieux : le rythme trépidant qui définissait si bien la vie parisienne s’est grippé.
La ville des mondains, des arrivistes et des ambitieux de tout poil semble avoir perdu un peu de cette hargne qui lui valait d’être haïe et jalousée du reste du pays. Les managers partent à 17 heures pour récupérer leurs enfants, les salariés qui le peuvent ne viennent plus qu’exceptionnellement au bureau. Les études prospectives se suivent et se ressemblent : au grand désarroi des promoteurs de la smart city, cette ville connectée qui trufferait les équipements urbains de capteurs censés mesurer et réguler les flux de citadins, les Français, et les Parisiens avec eux, aspirent à une ville lente, végétale, apaisée, conviviale et low tech. La rapidité avec laquelle la municipalité a fait basculer Paris, en à peine six mois, vers un modèle qui donne au vélo une place prioritaire, et non plus la portion congrue de la voie publique face au tout-voiture, acte ce changement de civilisation.
Vélo-télétravail-repos
Si l’épisode du coronavirus, qui a tendance à s’éterniser, agit comme l’accélérateur de mouvements souterrains qui travaillaient déjà la société, alors le nouveau Paris devrait continuer à défaire les excès de la modernité dans la décennie qui s’ouvre. A dé-bitumiser, dé-densifier, dé-saturer la ville mais aussi à la re-naturer, la ralentir et même la ré-ensauvager – le terme a beau crisper lorsqu’il est utilisé dans le domaine sécuritaire, il fait toutefois florès dans la littérature écologiste. La « ville du quart d’heure » est la formule urbanistiquement correcte du moment, qui traduit cette volonté d’une majorité de ses habitants de vivre dans une cité à taille humaine où tout (école, services, bureau) serait à une quinzaine de minutes par un mode de transport « doux » (marche, bicyclette).
La cadence légendaire du métro-boulot-dodo se transforme progressivement en vélo-télétravail-repos. Les Parisiens veulent une ville-monde pour le marché de l’emploi, la qualité des écoles, la densité culturelle et commerciale, mais sans les inconvénients que sont les heures passées dans les transports, ni la pollution. Surtout, ils rejettent la concurrence généralisée pour obtenir ces ressources et rêvent d’une existence dont toute trace de frénésie aurait disparu. L’après-11-Septembre avait fait apparaître à New York un phénomène désigné par la presse comme « la fin de l’ironie ». Dans l’après-Covid, Paris semble vouloir se déparisianiser et adopter à son tour un comportement moins conquérant. Lorsque la nuit tombe, on distingue – à l’intérieur des cafés et aux fenêtres des appartements haussmanniens – ces ampoules à filament qui instaurent une ambiance tamisée et qui ont remplacé partout l’éclairage plus direct. Comme un signe que la Ville lumière voulait se mettre en veilleuse ?
Jean-Laurent Cassely, journaliste et essayiste, spécialiste de la nouvelle société de consommation.
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