L'Express (France)

Humoristes : au nom du peuple

- AGNÈS LAURENT

Depuis le mouvement des gilets jaunes, des comiques – Jean-Marie Bigard en tête – se piquent de politique. Leur point fort? Leur proximité avec ceux qui se sentent délaissés.

Le peuple, le peuple ! Jean-Marie Bigard n’a plus que cette référence à la bouche. S’il se dit, au mois de mai, « intéressé » par une candidatur­e à la présidenti­elle de 2022, c’est pour « représente­r le peuple ». Si une de ses vidéos sur la fermeture des bars est regardée par des millions de personnes, c’est bien la preuve qu’il représente « le peuple » et pas n’importe lequel, « le peuple en colère ». Si on le traite de beauf, comme l’a fait récemment le comédien François Cluzet, l’humoriste rétorque qu’il en est fier, parce que le beauf, c’est « celui qui est amoureux du peuple, qui n’hésite pas à se frotter au peuple ». Si, le 12 septembre, il se fait huer dans la manifestat­ion parisienne des gilets jaunes, ce n’est pas le peuple qui le rejette, mais seulement quelques brutes.

Il n’est pas le seul parmi les humoristes, les comédiens et les comiques, à creuser ce sillon. Chaque mercredi, c’est entouré du comédien Yvan Le Bolloc’h, du député Jean Lassalle, de l’essayiste Philippe Pascot et de gilets jaunes que Bigard répète une pièce de théâtre, intitulée Gilets au bout de mes rêves, qui donnera lieu à une seule représenta­tion, en janvier à Lille, et à une diffusion en DVD pour toucher le plus grand nombre. Dans un autre genre, mais toujours « au nom du peuple », Bruno Gaccio, ancien auteur des Guignols, a monté pendant le confinemen­t un site Internet avec des modèles de plaintes « clefs en main » afin de poursuivre les responsabl­es politiques pour leur mauvaise gestion du Covid-19. A d’autres moments, on a vu Yvan Le Bolloc’h s’en prendre à Franck Dubosc parce qu’il avait lâché trop vite les gilets jaunes – on ne quitte pas impunément le peuple.

A la faveur des gilets jaunes et de la crise du Covid-19, jouant de leur capacité à dire ce que les autres n’osent pas énoncer, humoristes et comédiens ont occupé un créneau délaissé par les politiques classiques. Peu importe qu’il parle depuis son appartemen­t du VIe arrondisse­ment de Paris, l’un des plus cossus de la capitale, Jean-Marie Bigard entretient son côté « gars d’à côté qui a un peu mieux réussi que les autres ». Il raconte volontiers qu’il s’arrête sur les ronds-points pour boire des coups avec les gilets jaunes, ses proches ont toujours un exemple de malade qu’il a aidé sans rien demander en retour. Son physique est celui de Monsieur Tout-le-Monde et son langage tranche avec celui des bienpensan­ts. Pour des gens qui se sentent plus près des « sans-dents » de François Hollande que des « premiers de cordée » d’Emmanuel Macron, lui et certains autres ont quelque chose d’authentiqu­e. « L’humoriste a un lien d’intimité avec son public. Faire rire, c’est être intime, résume Alain Vaillant, professeur d’université, auteur de La Civilisati­on du rire (CNRS éditions). Longtemps, les comiques populaires comme Bourvil ou Louis de Funès étaient cantonnés au cinéma et ne parlaient pas en leur nom. Depuis qu’ils font du stand-up, les humoristes portent un message. La nouveauté est là. »

Et c’est ce qui leur permet de penser qu’ils peuvent investir la sphère politique, à la manière d’un Beppe Grillo en Italie ou d’un Volodymyr Zelensky en Ukraine. Peu importe qu’on ne sache pas très bien ce qu’est le peuple qu’ils prétendent représente­r. On le devine en creux : il ne s’agit ni des nantis des villes ni des habitants des banlieues. « Le peuple, ce sont les petits vieux et leur retraite à 500 euros. Le peuple, ce sont ceux qui ne peuvent pas payer le docteur, le dentiste ou la cantine, qui triment dans les hôpitaux et les Ehpad et qui ne comprennen­t pas que, pendant ce temps-là, on autorise certains à prendre l’avion pour partir en vacances », énumère Philippe Pascot, proche de Jean-Marie Bigard. Une illusion. « L’humoriste prétend parler au nom du peuple. En réalité, c’est un ventriloqu­e, il parle en son nom à lui », tranche Isabelle Veyrat-Masson, directrice de recherches au CNRS, à la tête du laboratoir­e « communicat­ion et politique ».

Davantage que l’expression d’un mouvement populaire, l’émergence des comiques dans le monde politique est un signe supplément­aire de la crise de la démocratie participat­ive. Ils prospèrent avec ceux qui font de la défiance à l’égard des élus un cheval de bataille. « S’installe l’idée que si tous les hommes politiques sont des clowns, autant prendre le clown des clowns », reprend Isabelle Veyrat-Masson. En jetant l’éponge, fin septembre, pour l’élection présidenti­elle de 2022, Bigard a montré que les clowns n’étaient pas toujours prêts à entrer en piste. Mais leurs propos, via les réseaux sociaux, continuent d’infuser. Peut-être pas dans le « peuple », mais dans leur public. 1,2 million d’abonnés Facebook pour le seul Bigard.

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Le 12 septembre, lors de la mobilisati­on des gilets jaunes à Paris, Jean-Marie Bigard, hué par des manifestan­ts, a dû quitter le cortège et se réfugier dans un café.

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