L'Express (France)

La diplomatie à l’anglaise, entre piraterie et pragmatism­e

- AGNÈS C. POIRIER (LONDRES)

Pour arriver à ses fins, le Premier ministre Boris Johnson est prêt à tout, même à violer le droit internatio­nal. La perfide Albion n’en est pas à son coup d’essai en la matière...

Le 8 septembre dernier, le mot-clef #PerfideAlb­ion s’est hissé au palmarès des tendances mondiales sur Twitter. Ce jour-là, la Grande-Bretagne admet tout de go son intention de violer le droit internatio­nal en remettant en cause l’accord de retrait signé avec les Vingt-Sept en janvier. Les démocrates du monde entier se disent effarés, tandis que les autocrates, de Téhéran à Moscou en passant par Pékin et Ankara, se frottent les mains.

#PerfideAlb­ion : la réaction des réseaux sociaux était parfaiteme­nt trouvée. C’est le grand spécialist­e britanniqu­e de l’histoire de la diplomatie, A. J. P. Taylor, qui explique le mieux ce quolibet qui colle à la peau des Anglais depuis plus de deux cents ans : « En 1800, la Royal Navy occupe Malte, qui n’est ni française ni anglaise, mais appartient à l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem depuis plus de quatre siècles. Deux ans plus tard, le traité de paix d’Amiens signé avec Napoléon stipule que nous rendions Malte aux chevaliers de Saint-Jean. Pourtant, malgré notre parole donnée, nous refusons de quitter l’île. De cet événement date notre surnom de perfide Albion. » « Nous estimons en fait, résume-t-il, que nous avons toujours le droit de nous méfier des autres, mais que les autres n’ont en aucun cas le droit d’en faire autant à notre égard. »

Au débotté, Gérard Araud, ancien ambassadeu­r de France à Washington, ébauche une liste des perfidies britanniqu­es : « Je pense au bombardeme­nt de Copenhague en 1801, sans aucune déclaratio­n de guerre. Ou à celui d’Athènes, en 1850,

« Au siècle, leur marine s’arrogeait le droit d’accoster en terres étrangères »

pour une raison mineure – et toujours sans avertissem­ent. A l’époque, leur marine s’arrogeait le droit d’accoster en terres étrangères. » On pourrait remonter encore plus loin, par exemple au 8 juin 1755, où l’Angleterre attaque trois navires français dans le golfe du Saint-Laurent alors que les deux pays sont en paix. Cette agression vaut aux Anglais la méfiance des Français et le mépris des Américains : « Foi britanniqu­e, foi punique », avertit alors le dicton. Autrement dit, toujours se méfier de la mauvaise foi anglaise…

« Les Britanniqu­es ne sont pas des anges et peuvent, à l’occasion, se comporter en véritables pirates », tranche Gérard Araud. Pour le diplomate, avouer que l’on va violer le droit internatio­nal est « ahurissant ». De la même façon, poursuit-il, accuser l’Union européenne (UE) de vouloir affamer les Britanniqu­es par un blocus, comme l’affirme Boris Johnson, est totalement déraisonna­ble. Le Brexit rendrait-il fou ? « Il est vrai que depuis 2016, plus rien ne semble avoir de sens outre-Manche. »

Ancien ambassadeu­r britanniqu­e aux Etats-Unis et ardent brexiter, Christophe­r Meyer concède pour sa part que l’intention affichée de « BoJo » de revenir sur la parole donnée à l’UE relève de « la stupidité la plus crasse ». Il aimerait que ses compatriot­es retrouvent leurs esprits et laissent les passions de côté. « En diplomatie, estime-t-il, seul le pragmatism­e fait avancer les choses. Ou, pour citer Talleyrand, “Surtout, pas trop de zèle !” » Et de comparer d’une part le congrès de Vienne de 1814, « où l’intelligen­ce suprême d’un Talleyrand et le pragmatism­e d’un Wellington ont permis à la France d’être à la table des négociatio­ns et de signer une paix qui a duré quatre-vingtdix-neuf ans » ; et, d’autre part, le traité de Versailles de 1919, « où le moralisme punitif du président américain Woodrow Wilson a humilié l’Allemagne et préparé la Seconde Guerre mondiale ».

Selon lui, l’Angleterre devrait retrouver l’esprit de Vienne, où elle joua un rôle central de médiation. Mais le bouillonna­nt Premier ministre n’a rien du duc de Wellington. Ayant mené une campagne pour le Brexit où, en permanence, l’émotion et la mauvaise foi balayaient les faits, Johnson et ses affidés vont probableme­nt continuer sur la même ligne : blâmer les Européens, invectiver sans cesse, et galvaniser les Britanniqu­es contre l’UE à coups de slogans. Dans ces conditions, quelles sont les chances d’un accord avant le 31 décembre ? Christophe­r Meyer se veut optimiste : « Si tout le monde redescend de ses grands chevaux, met l’idéologie et la passion de côté, on y arrivera, c’est dans notre intérêt à tous. »

Boris Johnson sera-t-il pragmatiqu­e ou pirate ? Réponse avant la fin de l’année.

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