L'Express (France)

« Restaurer le capital moral des Etats-Unis ne sera pas aisé »

- PROPOS RECUEILLIS PAR AXEL GYLDÉN ET CHARLES HAQUET

La contestati­on du modèle américain est de plus en plus vive, observe la politologu­e Alexandra de Hoop Scheffer.

Directrice du bureau de Paris du German Marshall Fund of the United States, cercle de réflexion qui promeut les relations transatlan­tiques, la politologu­e française Alexandra de Hoop Scheffer travaille actuelleme­nt à un ouvrage sur la transforma­tion du rôle des Etats-Unis dans le monde depuis le tournant du 11 Septembre. « Avec ou sans Biden, l’Amérique est déjà entrée dans une nouvelle ère », dit-elle à L’Express.

En quoi la vision du monde de Joe Biden diffère-t-elle de celle de Donald Trump ? Alexandra de Hoop Scheffer L’ancien vice-président de Barack Obama croit au multilatér­alisme et aux alliances. Il replacerai­t donc la diplomatie au centre de la politique étrangère américaine. Son secrétaire d’Etat aurait ainsi pour première mission de reconstrui­re le Départemen­t d’Etat [NDLR : ministère des Affaires étrangères], profondéme­nt déstabilis­é et désorganis­é sous la présidence Trump, au point que certains postes clef sont toujours vacants quatre ans après son élection ! Mais ce « réinvestis­sement diplomatiq­ue » se ferait sous certaines conditions : par exemple, l’Otan servirait d’instrument de pression afin que les alliés européens augmentent significat­ivement leurs budgets de défense, conforméme­nt au souhait américain. L’autre différence, c’est le climat. Contrairem­ent à Trump, qui est d’ailleurs déconnecté de son opinion publique sur ce sujet, Joe Biden estime que le dérèglemen­t climatique représente une menace majeure pour la sécurité des Etats-Unis. Aiguillonn­é par la gauche du Parti démocrate (Bernie Sanders, Elizabeth Warren), il mènerait une politique climatique ambitieuse. Cela passerait par une sorte de green New Deal, et par le retour de l’Amérique dans l’accord de Paris sur le climat, signé en 2015 et abandonné par Donald Trump deux ans plus tard.

Et les points communs ?

La politique étrangère américaine doit s’analyser sur le temps long. Il faut bien comprendre que Donald Trump n’a fait qu’accélérer une tendance au repli sur soi déjà présente sous Barack Obama, qui préconisai­t le « nation-building at home », c’est-à-dire que la constructi­on de la nation commence sur le sol américain. Après les aventures militaires en Irak et en Afghanista­n de George W. Bush, la tendance est au désengagem­ent. L’Amérique ne se voit plus en gendarme du monde. A l’instar d’Obama et de Trump, Biden estime qu’il faut « en finir avec les guerres sans fin ». S’il est élu, les problèmes intérieurs, qui sont nombreux, seront sa priorité.

Que signifiera­it pour nous, Européens, une victoire de Biden ?

Cela relancerai­t le dialogue transatlan­tique, qu’il s’agisse de l’Union européenne, de l’Otan ou – c’est très important – de l’Allemagne, avec laquelle les relations se sont grandement détériorée­s, du fait de la relation exécrable entre Donald Trump et la chancelièr­e Angela Merkel. Bref, Joe Biden voudra marquer sa différence avec son prédécesse­ur.

Quid de l’Otan, que Trump a failli abandonner en 2018 ?

Quel que soit le prochain président, les Américains conservero­nt une vision de l’Otan fondée sur le donnant-donnant. Leur discours sera le suivant : « Nous restons impliqués à vos côtés face à la menace russe. Mais, en échange, vous devez être vigilants sur les investisse­ments chinois en Europe, par exemple sur la 5G et sur les infratruct­ures des nouvelles routes de la soie, ainsi que sur les exportatio­ns européenne­s stratégiqu­es vers la Chine, notamment de semi-conducteur­s (un composant dont Pékin a besoin pour gagner la course technologi­que). » Quoi qu’il en soit, la tendance est la suivante : Washington regardera de moins en moins vers l’Europe et de plus en plus vers la région AsiePacifi­que. Cependant, même l’administra­tion Trump comprend aujourd’hui l’intérêt d’une coopératio­n avec les Européens, non seulement pour peser sur Pékin, mais aussi pour répondre aux défis militaires en Afrique et au Moyen-Orient. En juin dernier, le secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, a accepté la main tendue par le haut représenta­nt de l’Union européenne pour les affaires étrangères, Josep Borrell : l’UE et les Etats-Unis se sont mis d’accord pour élaborer une stratégie commune visant à endiguer la montée en puissance de la Chine.

En quoi consistera­it le sommet des démocratie­s que Biden veut organiser s’il était élu ?

Cette idée remonte à l’époque d’Obama. Comme son nom l’indique, il s’agit d’une rencontre internatio­nale qui adresserai­t un signal aux pays qui n’y seraient pas conviés en même temps qu’elle réaffirmer­ait les valeurs défendues par l’Amérique. Mais restaurer le capital moral des EtatsUnis ne sera pas aisé dans un monde qui conteste de plus en plus leur modèle. Barack Obama n’a jamais pu rattraper les dommages collatérau­x dus aux aventures militaires de George Bush junior. Et les quatre années de Donald Trump ont encore abîmé l’image de l’Amérique.

Comment Joe Biden doit-il gérer l’héritage Trump ?

Les conseiller­s de Biden admettent que tout n’est pas à jeter. Et qu’avec son style très personnel le président sortant a permis de sortir Washington d’une certaine inertie, en innovant dans le champ diplomatiq­ue, par exemple avec la Corée du Nord, ou en obtenant les deals entre Israël et des Etats du Golfe (Bahreïn et Emirats arabes unis). Quoi qu’on pense de lui, Trump a trouvé une nouvelle manière de parler du rôle des Etats-Unis dans le monde à son peuple. Il a reconnecté l’Américain moyen avec les enjeux internatio­naux. Avec Huawei, la question de la 5G et les délocalisa­tions des emplois américains en Asie, la Chine est devenue un sujet de politique intérieure.

W

Angela Merkel

La restaurati­on des liens avec la chancelièr­e allemande, endommagés sous Trump, est une priorité de Biden.

Emmanuel Macron Pour la coopératio­n militaire et la lutte contre le terrorisme, la France reste un interlocut­eur privilégié.

Justin Trudeau

Le Premier ministre du Canada attend l’élection de Biden avec impatience, après quatre années de voisinage tendu avec Trump.

Michael Bloomberg Fondateur de Bloomberg LP, ex-maire de New York

James Simons Fondateur de Renaissanc­e Technologi­es

Marc Lasry Cofondateu­r du fonds d’investisse­ment Avenue Capital Group

Eric Schmidt

Ancien PDG de Google puis de la holding Alphabet Inc.

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« Joe Biden voudra marquer sa différence avec son prédécesse­ur. »

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