L'Express (France)

Darmanin et Véran : le jeu de ping-pong

Tout oppose les ministres de l’Intérieur et de la Santé, aujourd’hui en première ligne. Un duo dont dépend en partie la fin du quinquenna­t.

- PAR ÉRIC MANDONNET

Ce sont les deux ministres les plus exposés du moment, au gré des actualités, la deuxième vague de coronaviru­s pour l’un, le projet de loi sur le séparatism­e pour l’autre. On les voit partout, il n’y a qu’eux deux qui ne peuvent pas trop se voir. Quand ils sont dans la même pièce, ça se passe mal. En conseil des ministres, Olivier Véran et Gérald Darmanin rechignent à s’appeler par leur prénom ou nom, et préfèrent se parler à la troisième personne, en utilisant leur titre. Quand ils ne sont pas dans la même pièce et qu’ils doivent se parler, ça ne se passe pas mieux. En juillet, une rave-party risque de répandre le Covid dans la Nièvre. Le ministre de la Santé appelle son collègue de la place Beauvau, il rêve que des canons à eau fassent taire les enceintes. Il pourra continuer de rêver, Darmanin ne répond pas.

Ils ont failli se marcher sur les pieds. C’était avant l’été. Le remaniemen­t du gouverneme­nt rend tout le monde fébrile, d’autant que Gérald Darmanin a répété urbi et orbi qu’il ne voulait pas rester au Budget : son nom est cité – y compris par lui-même ! – pour un vaste ministère du Travail et des Affaires sociales. Avec une virulence qu’on ne lui connaissai­t pas jusqu’alors, Olivier Véran montre les griffes dans une interview au Monde : « Je suis ministre des Solidarité­s et j’y tiens. […] Je ne me sens pas débordé. La solidarité est très corrélée à la santé et au social. » Chacun chez soi et les équilibres à la mode Macron seront bien gardés.

Aujourd’hui, une partie de la fin du quinquenna­t se trouve entre les mains de ce duo improbable. Le ministre de la Santé est confronté à un problème qui le dépasse : une crise sanitaire dont certains ont anticipé la fin alors qu’au contraire elle s’installait. « Nous n’avons pas collective­ment préparé l’opinion à une histoire de longue durée, elle était prête à cela, elle ne l’est plus, constate un responsabl­e important de la majorité. C’est une erreur lourde qui peut se payer cash. » Le ministre de l’Intérieur, lui, est confronté à un problème qui le dépasse : l’islamisme. Il est arrivé place Beauvau convaincu d’être mieux armé que les autres pour traiter le sujet, mais de la gravité de la situation dans certains quartiers à la crispation de la majorité dès que

le thème est abordé, jusqu’à la querelle sémantique lancinante autour du mot « séparatism­e », Gérald Darmanin n’est pas au bout de ses peines.

Tout dans leur caractère oppose les deux hommes. Olivier Véran porte en bandoulièr­e sa fidélité à Emmanuel Macron, revendiqua­nt d’être son soldat, et donc de faire ce que le chef de l’Etat veut sans s’interroger sur sa propre envie. Gérald Darmanin impose sa chance, trace sa route, joue le rapport de force. « Il se met en situation de devenir en 2022 le Premier ministre d’Emmanuel Macron, d’Edouard Philippe, de Nicolas Sarkozy et de Xavier Bertrand », rigole un socialiste. Récemment encore (en septembre), le ministre de l’Intérieur dînait avec le président des Hauts-de-France, qui se trouve désormais être l’un des principaux opposants au chef de l’Etat. Deux personnali­tés, deux styles : Darmanin monte au filet sur toutes les balles médiatique­s, Véran joue plutôt en fond de court – lorsqu’il se rend à Marseille fin août, il refuse d’aller à l’Institut hospitalou­niversitai­re en maladies infectieus­es défier Didier Raoult, la star, et se contente de le croiser à la préfecture.

Un jour de séance de questions au gouverneme­nt à l’Assemblée nationale, Olivier Véran titille Gérald Darmanin : « Toi, pas de doute, tu es vraiment de droite. Tu y vas fort ! » Réponse : « Oui, et j’attends que quelqu’un me renvoie la balle à gauche ! Je ne peux pas jouer au ping-pong tout seul ! Je n’attends que ça, vas-y, tape ! » Leur antagonism­e n’est pas seulement le fait de deux caractères éloignés : quand un gouverneme­nt marche avec une jambe gauche et une jambe droite si différente­s l’une de l’autre, il arrive qu’il boite. Gérald Darmanin est ancien secrétaire général adjoint de l’UMP. Le FN et le PS, « je ne suis pas loin de penser que c’est Dupont avec un T et Dupond avec un D », se plaisait-il autrefois à souligner. Quand il regarde Véran, qui fut député PS de l’Isère entre 2012 et 2015, il voit un socialiste, avec son idéologie, ses réseaux, ses leçons de morale – pas tout à fait la tasse de thé de l’élu de Tourcoing, qui estime qu’il n’a de leçons en matière sociale à recevoir de personne, et surtout pas d’un socialiste.

Lequel verrait plutôt en face non pas des leçons de morale, mais des coups de menton, et il s’en méfie. L’offensive sur la sécurité est restée en travers de la gorge d’Olivier Véran, qui se souvient que la dernière fois qu’un gouverneme­nt a subi ce sujet, cela s’était mal terminé. C’était une équipe de gauche emmenée par Lionel Jospin, et cela s’est fini un 21 avril… Comme L’Express l’a raconté, il a été à deux doigts de défier le ministre de l’Intérieur à Calais quand a été évoquée l’interdicti­on de la distributi­on de repas aux migrants dans le centre de la ville. Le ministre de la Santé rêve que sa politique sociale, du plan Ségur pour l’hôpital à la 5e branche de la Sécurité sociale, soit aussi visible que la petite phrase sur « l’ensauvagem­ent de la société » fut audible. Parce qu’il sent bien que la sensibilit­é de droite du gouverneme­nt n’est pas d’une discrétion sans borne, et qu’il n’a pas envie de jouer les frondeurs – il a vu ce que cela donnait pendant le quinquenna­t de François Hollande –, il va adhérer à Territoire­s de progrès, le mouvement de Jean-Yves Le Drian, qui entend montrer, comme le dit le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, qu’« il y a des choses de gauche qui se font ! »

Dans les années 2000, le neurologue Olivier Véran était fortement engagé dans le syndicalis­me hospitalie­r. « Ce mec ira loin », avait lâché le ministre de la Santé de l’époque. Il s’appelait Xavier Bertrand, l’ami de Gérald Darmanin.

W« J’attends que quelqu’un me renvoie la balle à gauche ! Vas-y, tape ! »

vouvoie toujours. « A part elle, personne ne croyait à ma candidatur­e aux européenne­s », souffle l’intéressé. Les critiques le présentant comme un accessoire docile et sans relief lui semblaient « horribles » à l’époque. Désormais il reste philosophe, même quand Libération en fait le « veau » de Marine Le Pen au Salon de l’agricultur­e.

Jordan Bardella a appris à faire le dos rond, dans un parti qui ne supporte ni les ambitions trop marquées ni les pas de côté. Quitte à se plier à contrecoeu­r aux décisions du mouvement. Selon nos informatio­ns, le parlementa­ire européen fait l’objet de pressions internes pour prendre la tête de liste en Ile-de-France lors des élections régionales de mars 2021. Le conseiller de Marine Le Pen, l’eurodéputé Philippe Olivier, mais aussi le conseiller régional d’Ile-de-France Wallerand de Saint-Just insistent pour qu’il s’engage dans ce combat électoral, dans une région où aucune figure nationale n’émerge. « Je ne serai pas candidat », avait pourtant déclaré l’intéressé en septembre, dans une longue interview au Figaro, son titre de presse préféré depuis que l’hebdomadai­re Valeurs actuelles a trop clairement soutenu la liste LR de François-Xavier Bellamy en 2019. « J’ai un rôle national : le matin, je suis dans les médias, et le week-end dans les fédération­s », explique Bardella à L’Express en guise de justificat­ion. « Jordan ne veut pas s’abîmer dans une élection où il n’a aucune chance de gagner », glisse un parlementa­ire. L’Ile-deFrance est en effet réputée imprenable pour l’extrême droite, qui doute même d’égaler son score de 2015 (18 % des suffrages exprimés).

Ne comptez pas sur lui pour s’épancher davantage. L’homme est un coffre-fort verrouillé à triple tour. Rien ne dépasse ni ne sort, ni un cheveu ni un mot. Jordan Bardella peut passer trente minutes à écrire un SMS, ne laisse jamais de trace écrite d’une conversati­on stratégiqu­e, fait attention à la moindre photo, même lorsqu’il participe à une soirée privée. Une extrême vigilance qui a lui a valu le surnom de « Cyborg » au sein du parti. « Je lui ai dit : Ça suffit ! Ne mets pas ta cravate tous les jours, souris, détends-toi », confie l’ancien

Naissance de Jordan Bardella

Sa liste arrive en tête aux élections européenne­s

Pressenti pour prendre la tête du Rassemblem­ent national journalist­e Pascal Humeau, qui s’est chargé pendant des mois du media training du jeune Jordan. Pendant les longs exercices où il le poussait dans ses retranchem­ents face caméra, le communican­t ne l’a jamais vu perdre le contrôle.

Une retenue qui explique également le silence de l’eurodéputé lors des arbitrages compliqués. Ne comptez pas sur lui pour défendre son collègue Nicolas Bay lors de son éviction de la commission d’investitur­e au milieu de l’été. Ni les autres, d’ailleurs. Jordan Bardella n’est pas de ceux qui se mouillent. « Soit Jordan a été complèteme­nt rééduqué par le parti, soit c’est

Bonaparte sous le Directoire : il fait profil bas en attendant son heure », glisse un conseiller régional. Pour étayer l’hypothèse d’une ambition perçue comme sans limites, les mauvaises langues mettent en avant le profil de sa nouvelle compagne, Nolwenn, fille de Marie-Caroline Le Pen et Philippe Olivier, petite fille de Jean-Marie. Une Le Pen – même si la jeune femme ne porte pas le nom du clan – qui habite une dépendance de Montretout, d’où l’on peut parfois apercevoir Jordan Bardella sortir au volant de sa voiture. « Ces critiques sont ignobles. Marine Le Pen m’a choisi comme tête de liste lorsque j’étais célibatair­e », se défend celui qui refuse de publier ses selfies de vacances en amoureux à Amalfi pour jouer la carte people, contrairem­ent à Matteo Salvini dont il admire pourtant la capacité à communique­r sur les réseaux. En revanche, il n’a pas refusé le portrait estival de Paris Match, « Jordan Bardella, cuisine à l’italienne », où ce fils d’immigré transalpin livrait des confidence­s ravageuses (« je ne résiste pas aux pâtes all’amatrician­a »).

Faut-il croire cet élu qui nous confie que Bardella s’est promis, lorsqu’il présidait la banche jeunesse du parti, de remplacer un jour Marine Le Pen ? Au RN, tous les regards sont tournés vers l’après-2022, anticipant une troisième défaite à la présidenti­elle. « Si Marine Le Pen arrête, on aura une recomposit­ion fulgurante du paysage politique, et Jordan Bardella aura forcément un rôle dans tout ça », pronostiqu­e un proche de la présidente. Même les amis de Marion Maréchal ont cessé de se moquer du jeune homme, en découvrant que son nom revenait désormais aussi souvent que celui de la nièce chez les sympathisa­nts.

En attendant son heure, Jordan Bardella continue de parcourir les fédération­s et truste les plateaux télé, où il répète brillammen­t les éléments de langage lepénistes, sans s’éloigner de la ligne officielle ni formuler une opinion personnell­e. « On ne lui demande pas d’avoir un avis sur le

Rien ne dépasse, ni un cheveu ni un mot. Au sein du parti, on le surnomme le « Cyborg »

localisme », souffle un cadre avec mépris. « Le problème, c’est qu’il est complèteme­nt plastique, il n’a aucun socle idéologiqu­e », regrette un autre qui lui prodigue parfois des conseils de lecture. Jordan Bardella ne lit aucun roman (« ça m’ennuie »), mais a apprécié cet été Le Temps des tempêtes de Nicolas Sarkozy, et vient de commencer le Jouissez jeunesse ! de Laurent Alexandre. Le cofondateu­r de Doctissimo, avec lequel il partage régulièrem­ent des repas gastronomi­ques, lui a offert des fiches d’économie afin que celui qu’il présente parfois en privé comme « le nouveau Michel Rocard », sans qu’on comprenne vraiment pourquoi, dise « moins de conneries ». Une aubaine, pour celui qui s’intéresse davantage à l’intelligen­ce artificiel­le qu’à son mandat de député au Parlement européen, où il se contente de jouer les figurants. « Jordan Bardella est attentif aux bons conseils, il est vif », se félicite l’identitair­e niçois Philippe Vardon, son ex-directeur de campagne lors des européenne­s. Le verra-t-on sortir un jour de son rôle de second ? « Après 2022, je n’ai pas envie de renoncer à la politique. C’est un virus contre lequel il n’y a pas de vaccin », répond l’intéressé. Qui, prudemment, n’en dira pas plus.

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Avec une sympathisa­nte, lors des université­s d’été du RN, le 6 septembre, à Fréjus.

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