Londres, Budapest et le champ de bonbons, par Marion Van Renterghem
Le Royaume-Uni et la Hongrie n’ont pas bien compris les valeurs cardinales de l’Europe.
L’extrême ouest et l’est de l’Union européenne se sont curieusement rejoints ces temps-ci dans une occupation commune : le « cherry-picking ». La « cueillette de cerises », selon l’expression anglaise qui pourrait aussi se traduire par « syndrome de l’enfant gâté », consiste à considérer la communauté à laquelle on appartient comme un vaste champ de bonbons où l’on ne ramasserait que les meilleurs pour soi-même, afin de laisser aux autres le soin de se débrouiller avec les plus pourris, ou les plus difficiles à atteindre, ou les plus difficiles à mâcher. Le Royaume-Uni et la Hongrie, outre qu’ils possèdent à première vue des parlements identiques (celui de Budapest a été construit au bord du Danube sur le même modèle architectural que le palais de Westminster, face à la Tamise), partagent désormais une même conception de la liberté à l’égard du champ de bonbons. Les propagandistes du Brexit avaient vendu à leurs concitoyens l’idée qu’ils se libéreraient triomphalement de l’UE en conservant tous les avantages d’un marché commun indispensable à leur prospérité. Confrontés au réel, ils se heurtent à un os. Le club où ils voulaient se servir à la carte fonctionne comme un écosystème, et ses contraintes internes sont la condition et la garantie de son existence : sans règle du jeu, il n’y a plus de jeu.
Les Anglais, qui inventèrent le football, le tennis, le rugby et autres affaires très sérieuses consistant à taper dans une balle, le savent pourtant mieux que quiconque. S’il faut choisir, les Européens préféreront sacrifier le Royaume-Uni plutôt que de laisser leur puissant marché unique se faire hara-kiri. Et ça, les Britanniques ne l’avaient pas prévu.
Se débarrasser de « l’esprit des lois »
Ils auraient voulu quitter le club en gardant la caisse quand d’autres, à l’est, essaient une tactique légèrement différente : changer les règles du club sans lâcher la caisse. Les dirigeants hongrois et polonais ont leur propre conception du cherry-picking. Le marché unique, ils y tiennent. Les normes sanitaires et sécuritaires, ils les apprécient. Les fonds structurels, encore plus : la Hongrie et la Pologne figurent parmi les pays qui, par habitant, bénéficient le plus des aides financières européennes. Une majorité de leurs citoyens (comme partout en Europe) ont une image positive de l’UE. Leurs dirigeants (comme partout en Europe) ne veulent surtout pas en sortir, mais ils aimeraient bien se débarrasser, en revanche, de ce que Montesquieu appelait « l’esprit des lois ». En l’occurrence, l’article 2 du traité de l’Union européenne stipulant qu’elle « est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’Etat de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ». Depuis son retour au pouvoir, en 2010, le Premier ministre hongrois, Viktor Orban, a progressivement et habilement affaibli les contrepouvoirs, limité la liberté de la presse et corseté la société civile, comme l’a fait le parti PiS en Pologne depuis 2015. La procédure de l’article 7 du traité sur la violation des valeurs européennes est engagée contre les deux pays. La Cour de justice de l’UE, qui a déjà condamné la Hongrie pour sa mise en détention des migrants et pour sa loi obligeant les ONG à donner les noms de leurs « donateurs étrangers », vient de casser celle visant à bannir l’université d’Europe centrale fondée à Budapest par le milliardaire George Soros, l’ennemi public n° 1, qui voue sa vie à la défense des démocraties libérales.
Mauvais calculs des et des illibéraux
La moutarde est montée au nez de Viktor Orban après la publication, par la commissaire européenne tchèque Vera Jourova, d’un rapport annuel passant en revue les défauts (et les progrès) des Vingt-Sept, à partir d’éléments factuels. La Hongrie en prend pour son grade, et le Premier ministre a solennellement demandé la tête de Mme Jourova – du jamais-vu à Bruxelles. Il menace aussi de bloquer l’adoption du plan de relance européen, puisque les 27 dirigeants (dont lui-même) se sont entendus pour conditionner les financements au respect de l’Etat de droit. En théorie, Orban peut y parvenir. Il peut aussi ricaner de l’article 7, qui n’aboutira à aucune sanction, bloqué par la règle de l’unanimité et l’entraide polono-hongroise. Il se débarrassera moins facilement du bruit politique causé par cette procédure, des condamnations de la Cour de justice – qu’il respecte – et des possibles sanctions budgétaires – qu’il paierait trop cher. Brexiters et « démocrates illibéraux » ont en commun de n’avoir pas compris que leur chantage sur l’Europe à la carte se cogne définitivement à ses deux valeurs cardinales : le marché commun et l’Etat de droit.
WMarion Van Renterghem, grand reporter, lauréate du prix Albert-Londres, auteure d’une biographie d’Angela Merkel et d’un essai autobiographique sur l’Europe.