Suez-Veolia, un gros pavé dans le marché de l’eau
Le rapprochement entre les deux géants français risque de secouer le marché. Sous la poussée écolo, les maires pourraient vouloir reprendre la main.
n mélange de colère et d’appréhension. Depuis des semaines, David Lisnard observe le feuilleton du rachat de Suez par son rival Veolia. Les attaques entre patrons, la guerre d’influence dans la presse et les coups bas de communicants qui agitent la place de Paris depuis un mois, tout cela paraît bien loin au maire (LR) de Cannes (Alpes-Maritimes).
Spectateur de ce combat entre les deux poids lourds de l’eau et des déchets, l’élu local a pourtant des raisons de s’y intéresser. Depuis plus d’un siècle, la Lyonnaise des eaux (devenue Suez) gère la distribution de l’eau potable et, il y a trois ans encore, pilotait l’assainissement sur sa commune – ce qu’elle ne fait plus seule, désormais.
Jusqu’ici, David Lisnard n’avait pas lieu de se plaindre de cette délégation de service public accordée à l’opérateur privé. Mais l’OPA de Veolia sur son concurrent rebat les cartes. « La qualité du service de l’eau et son prix compétitif découlent de la concurrence entre plusieurs acteurs. Si demain il n’en reste plus qu’un, en position de quasi-monopole, les conséquences seront néfastes. »
Et notamment en termes de prix, craint le maire cannois. Si le coût de l’eau dépend de l’état des nappes phréatiques, du réseau et des travaux à réaliser – ce qui aboutit à de fortes disparités régionales –, la concurrence fait naturellement pression à la baisse sur la facture finale. Cette crainte de voir disparaître un acteur est encore loin d’être fondée : Veolia vient de s’emparer de 30 % du capital de Suez, mais la route vers le rachat total est semée d’embûches. Elle pourrait
Udurer encore plusieurs mois devant la résistance opposée par l’ex-Lyonnaise des eaux. A eux deux, Veolia et Suez gèrent la distribution d’eau potable et le traitement des eaux usées de plus de 30 millions de Français. La Saur (11,4 %), d’autres opérateurs privés (0,9 %) et les opérateurs publics (35,4 %) se partageant le reste du marché. Une situation rare dans le monde où la gestion de l’eau est généralement confiée par les collectivités à des acteurs publics.
Autant dire que ce rapprochement provoque un séisme, dans un secteur où pas moins de 700 contrats (10 % du parc de délégations) sont renouvelés chaque année. A l’Association des maires de France (AMF), le sujet préoccupe. « On avait jusqu’ici un modèle hybride, entre délégations de service public et régies, qui fonctionnait très bien. La manoeuvre de Veolia crée de l’incertitude », résume Philippe Laurent, secrétaire général de l’AMF.
Pourcentage de la population desservie en eau potable par opérateur, en 2017
Fin tacticien, le PDG de Veolia, Antoine Frérot, a anticipé le refus éventuel des autorités de la concurrence. Il n’a pas caché son intention de céder les activités de Suez Eau France à un fonds d’investissement, Meridiam. Un atout maître, pensait-il, car ce fonds français spécialisé dans les infrastructures a, selon lui, une bonne cote auprès des collectivités. Les choses ne sont pas si simples. « Meridiam, personne ne connaît. C’est un fonds d’investissement et non un acteur industriel. Ils sont à mille lieues des préoccupations des élus locaux », s’inquiète Philippe Laurent. « Le but d’un fonds, c’est de générer de la valeur pour ses actionnaires, pas de gérer un service public », grince un autre édile.
La valeur, justement, ne cesse de s’éroder. « Dans les années 1980-1990, Suez et Veolia pouvaient réaliser des marges de 30 à 40 % sur leurs gros contrats d’eau potable. C’est cette rente qui leur a permis de se développer à l’étranger. Mais, depuis une bonne décennie, les collectivités sont plus vigilantes lors des renégociations de contrats et n’ont pas hésité à faire jouer la concurrence. Dès lors, la marge de ces géants de l’eau ne dépasse plus de 8 à 10 % dans les meilleurs cas », analyse le cadre d’une grande régie municipale, qui doute de l’implication d’un fonds d’investissement.
Sur le banc des accusés, le patron de Meridiam, Thierry Déau, fait valoir sa différence. Investissant sur des durées de trente à quarante ans, le dirigeant dit avoir pour les activités eau de Suez une logique industrielle et des capacités d’investissement. Il a d’ailleurs promis d’engager 800 millions d’euros sur les cinq premières années. « Personne ne peut dire que l’activité de Suez Eau France sera moins bien traitée avec Meridiam que lorsque l’actionnaire était Engie, lequel se situait d’ailleurs très loin de son coeur de métier », rassure un haut fonctionnaire français, spécialiste du marché de l’eau.
Autre critique formulée : Meridiam et Veolia, partenaires aujourd’hui, se retrouveraient demain concurrents sur des appels d’offres. « On sera loin de la concurrence libre et non faussée que nous vendent les opérateurs du privé », souffle Christophe Lime, président de France Eau publique. Pour le patron de cette association regroupant l’ensemble des collectivités ayant choisi la gestion en régie, une vague de remunicipalisations est à anticiper dans ce contexte. « Le terrain est favorable : avec le Covid-19, il y a un regain d’attention portée
aux services publics. A Bordeaux et Lyon, les écologistes, qui avaient axé leur programme sur la mise en régie de l’eau, ont emporté les villes. La fusion Suez-Veolia, ça pourrait être la goutte d’eau… »
Et les acteurs publics s’y préparent, notamment grâce aux retours d’expérience de régies iconiques. « Nous dialoguons beaucoup avec les élus de Lyon, de Bordeaux ou encore de Montreuil. L’objectif étant d’apporter un soutien technique et parfois les compétences », souligne Dan Lert, adjoint à la maire de Paris chargé de la transition écologique et président d’Eau de Paris.
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Si, pendant longtemps, la question des compétences a été un frein dans le développement des régies publiques, notamment en zones rurales, Christophe Lime prend soin de rappeler que, lors d’un passage en régie, les employés de Suez, de Veolia ou de la Saur sont souvent intégrés aux effectifs pour que leur expertise soit conservée.
Un discours qui laisse Tristan Mathieu sceptique. Le délégué général de la Fédération professionnelle des entreprises de l’eau (FP2E) affirme que la délégation de service public garde toute sa pertinence. « Le modèle délégataire a encore un avantage compétitif vis-à-vis de la gestion publique. Quand vous gérez 1 000 contrats à la fois, vous bénéficiez de capacités d’investissement, d’innovation, de gestion de crise et d’économies d’échelle que n’ont pas les régies publiques ». Capacités nécessaires, selon lui, alors que la France doit moderniser son vieux réseau d’eau potable pour éviter les fuites et garantir une meilleure disponibilité de la ressource en