Les ambitions si discrètes du géant chinois Tencent
Sous pression aux Etats-Unis et en Inde, cette star d’Internet se développe en Europe et multiplie les prises de participation dans des sociétés françaises.
Evan Spiegel adore notre pays. Naturalisé français en 2018, le milliardaire et cofondateur américain du célèbre réseau social pour adolescents Snapchat (238 millions de membres) apprend la langue de Molière et se rend très souvent à Paris. Lors d’un de ses nombreux déplacements, il est invité par un entrepreneur hexagonal, pressé de le sonder sur un sujet sensible. A l’occasion d’un déjeuner organisé en 2019, dans un restaurant chic du IXe arrondissement de la capitale, ce dirigeant aborde la question qui le taraude. Comment se comporte le groupe chinois Tencent en tant qu’actionnaire ? Ce géant des technologies commence à peine à investir en France alors qu’il contrôle 12 % du capital de la maison mère de Snapchat depuis trois ans déjà. Le Californien connaît donc bien l’entreprise de Shenzhen et ses multiples succès. D’ailleurs, le tout juste trentenaire n’a jamais caché son admiration envers ce modèle unique en son genre, capable d’attirer 1,2 milliard d’utilisateurs mensuels sur sa messagerie mobile WeChat pour proposer ensuite d’autres services : un système de paiement, des jeux, de la musique, etc. Et il rêve de pouvoir reproduire la recette magique de cette application « tout en un ». L’expérience vaut donc de l’or pour Evan Spiegel, qui rassure son interlocuteur sur les motivations de ce dragon asiatique, jamais interventionniste dans la marche de ses affaires. Toujours très discret.
Un mastodonte valorisé plus de 500 milliards de dollars à la Bourse de Hongkong, qui est tout sauf novice en matière de prises de participation. Sous l’impulsion de son président, Martin Lau, ancien banquier d’affaires chez Goldman Sachs, le groupe a soutenu en douze ans plus de 800 sociétés – 108 rien que l’an dernier – dont 70 cotées sur différents marchés financiers. Très actif outre-Atlantique, beaucoup moins en Europe, même s’il est présent chez Spotify (9 %), on le retrouve chez le fabricant automobile Tesla (5 %), l’éditeur Activision Blizzard (5 %) ou encore Epic Games (40 %), créateur du célèbre jeu Fortnite. Au total, il gère un portefeuille évalué à 17,4 milliards d’euros à l’international (plus du double en Chine), dont les deux tiers aux Etats-Unis, et très souvent dans des domaines proches de ses différentes activités : les messageries instantanées et le paiement en ligne (WeChat, QQ Messenger), les réseaux sociaux (Qzone), la publicité ou les jeux vidéo (League of Legends…).
Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’à ce que la discrète société soit propulsée, bien malgré elle, sous le feu des projecteurs. Elle est devenue cette année une cible en Inde, en raison des tensions géopolitiques avec Pékin, et se trouve prise au piège dans la guerre économique déclarée par Washington. Le président Donald Trump cherche à interdire WeChat aux Etats-Unis et a demandé l’ouverture d’enquêtes sur toutes ses opérations financières, afin de s’assurer de la bonne protection des données des utilisateurs américains. Devant cette menace grandissante, la firme cofondée et dirigée par l’homme d’affaires Ma Huateng, alias « Pony Ma », n’a pas d’autres choix que de se tourner davantage vers l’Europe et la France. Déjà présente chez l’éditeur de jeux vidéo Ubisoft (5 %) et la major
Universal Music (10 %), filiale de Vivendi, elle s’est invitée en 2020 dans des start-up prometteuses de la finance. « C’est une première dans l’Hexagone, note Mikaël Ptachek, président de l’Observatoire de la Fintech. Ces cinq dernières années, Tencent a procédé à 27 investissements dans ce domaine. Il est, de loin, le plus agressif des géants chinois du secteur des nouvelles technologies. »
Pour Alexandre Prot, tout a commencé lors d’un déplacement à Amsterdam et un premier contact avec Danying Ma, directrice générale des investissements chez Tencent. Le PDG de Qonto, une néobanque pour les entreprises, cherchait alors à lever plus de 100 millions d’euros de fonds. « Je l’ai rencontrée l’an dernier lors du Salon Money20/20 et tout s’est enchaîné assez vite, se souvient-il. Ce groupe a déjà accompagné de beaux succès dans le secteur des fintech, notamment au Brésil avec Nubank ou en Allemagne avec N26, et il peut donc partager sa connaissance. » Pour l’heure, pas question de demander à son partenaire de lui ouvrir les portes de l’empire du Milieu : Qonto a déjà suffisamment à faire sur le Vieux Continent. De son côté, Tencent est en situation de duopole avec Alipay sur son marché d’origine, et cherche à se développer à l’international.
S’appuyer sur des start-up locales lui permet de mieux appréhender les dynamiques à l’oeuvre, de repérer les nouvelles tendances et de comprendre les règles européennes. Avec 4 millions d’utilisateurs, le spécialiste du paiement sur mobile Lydia était donc un candidat tout naturel. « Se faire un Lydia » est presque entré dans les moeurs chez les plus jeunes pour envoyer de l’argent à un ami ou encore rembourser sa participation à un cadeau via l’application. « Nous avons conçu nos systèmes informatiques de sorte à gérer un doublement ou un triplement de nos usagers, quand Tencent a dû faire face à 50 fois plus de demandes en Chine pour permettre des milliards de transactions, détaille Cyril Chiche, PDG de Lydia. Ils savent monter en puissance et peuvent nous aider à faire de même. »
Pour ses besoins, la firme de Shenzhen s’est fortement développée dans « l’informatique en nuage », le cloud ; elle a même ouvert un centre de données à Francfort en 2017 et, plus récemment, un bureau dans l’Hexagone. Cette infrastructure est nécessaire afin de faire fonctionner ses applications mais aussi celles d’autres