« L’Etat profond », ce naufrage complotiste, par Frédéric Potier
Le préfet fustige l’idée d’un Etat capturé par une caste de hauts fonctionnaires, promue notamment par Michel Onfray et sa revue
UN VENT MAUVAIS souffle sur l’Etat et ses serviteurs. Surfant sur une tradition poujadiste, réactivée par la mouvance complotiste, Michel Onfray et ses disciples croient déceler dans les malheurs du monde et de la France, à l’instar des supporters de Donald Trump, la main invisible d’un « Etat profond ». La publication Front populaire, sous-titrée avec modestie La revue de Michel Onfray, dénonce dès ses premières pages un « pilote fantomatique qui commande notre pays », puis une entité qui « tient les médias, laisse courte, par la distribution d’aides publiques à la presse, par sa maîtrise totale et absolue des canaux audiovisuels ». Cet Etat profond, allié aux banquiers, préparerait l’avènement d’une « forme définitive et radicale d’esclavagisme » dans laquelle « l’homme nouveau de la démocratie planétaire est l’instrument de l’oligarchie »… Diantre ! Une autre auteure, Chloé Morin, dans un essai certes plus sérieux, se plaît à dénoncer les « inamovibles de la République », rappelant un ouvrage précédent sur les « intouchables » que seraient les inspecteurs des Finances.
Sans s’embarrasser des lourdes recherches et de la complexité d’un Pierre Bourdieu décryptant la noblesse d’Etat, ou des analyses d’un Pierre Legendre comparant les politiques publiques à un « collage » empirique, ou encore du regard de Pierre Birnbaum sur la faillite des élites républicaines sous Vichy, des personnalités en mal d’échos médiatiques tangentent dangereusement avec les théories les plus nauséabondes. L’Etat serait ainsi capturé par une caste de hauts fonctionnaires interchangeables, mus par une pensée unique, dirigeant le pays de manière masquée et sans rendre de comptes. « On nous cache tout, on nous dit rien ! » chantait Dutronc. Mais un refrain ne suffit pas à fonder un examen lucide du fonctionnement de l’Etat au xxie siècle.
Une mise au point s’impose.
Rappelons d’abord que les hauts fonctionnaires ne sont en rien inamovibles. Bien au contraire, une simple décision en Conseil des ministres met fin à leurs fonctions sans aucun préavis ni aucune protestation. La règle est connue, expliquée et acceptée dès le début de la carrière. Dura lex, sed lex ! Et, à l’inverse des élucubrations des apprentis complotistes, la durée d’exercice des hauts fonctionnaires reste assez courte. Ainsi, depuis 2011, six secrétaires généraux se sont succédé au ministère de l’Intérieur, et quatre à celui des Affaires étrangères. L’ancien secrétaire général du gouvernement ne sera resté à son poste que cinq ans, contre neuf et onze ans pour ses prédécesseurs. De plus, et contrairement à une idée alimentée par des populistes démagogues, les hauts fonctionnaires appliquent loyalement une politique arrêtée par un gouvernement démocratiquement désigné. Ils en rendent personnellement compte devant de très nombreuses instances (gouvernement, Parlement, Conseil économique, social et environnemental, Cour des comptes, Commission nationale consultative des droits de l’homme, institutions européennes, médias, associations…), et leur rémunération est depuis longtemps liée aux résultats qu’ils obtiennent.
Laisser proliférer impunément la petite musique complotiste sur l’Etat profond, c’est affaiblir la démocratie en alimentant gratuitement un procès en illégitimité à l’égard de ceux qui ont choisi de servir la République, parfois aux dépens d’une carrière plus lucrative. C’est aussi ignorer la très grande diversité des origines et de pensées de la haute fonction publique. N’en déplaise à certains, « l’ENArchie » n’existe pas. La vérité oblige à dire que les énarques se livrent à une féroce concurrence entre eux, que ce soit dans la vie professionnelle ou politique.
Et l’on voit mal dans quelle mesure l’importation d’un spoil system en provenance des Etats-Unis, organisant l’éviction régulière et massive de hauts fonctionnaires pour des raisons d’abord clientélistes (ne soyons pas naïfs), constituerait un progrès en quoi que ce soit. Alors que l’action publique a besoin de temps et de stabilité pour produire ses effets, les élus locaux et les associations ne cessent de regretter le fort turnover des représentants de l’Etat dans les territoires, par exemple. Sans l’engagement et l’abnégation de ses serviteurs à tous les niveaux, l’Etat ne serait pas plus solide qu’un château de cartes. Ne cédons en rien à ceux qui organisent une campagne de dénigrement systématique de l’administration de l’Etat. Ils ne visent qu’à sa désagrégation.
* Enarque et préfet, Frédéric Potier est délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT.
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