Pierre-André Taguieff : « Les idéaux antiracistes ont été mis au service de l’intolérance »
Une nouvelle génération de militants, portée par le milieu universitaire français qui s’inspire des Etats-Unis, transforme le combat contre les discriminations en « terrorisme intellectuel », alerte le politologue Pierre-André Taguieff.
L’importation du mouvement Black Lives Matter en France a fait apparaître au grand jour ce qui bouillonnait depuis quelques années déjà dans les cercles militants et universitaires : l’essor d’un antiracisme, faisant paradoxalement de la race la clef d’explication de toutes les discriminations. Ce changement complet de perspective, qui rejoue l’histoire coloniale là où l’universalisme voit des individus injustement traités en raison de leur couleur de peau, ne tient pas seulement, pour Pierre-André Taguieff, du « terrorisme intellectuel ». Il frappe également au coeur l’ethos républicain, s’inquiète le politologue dans son dernier essai, L’Imposture décoloniale (éd. de l’Observatoire).
La Licra ou SOS Racisme semblent aujourd’hui dépassés par une nouvelle génération d’activistes « racialistes », à l’opposé de leur approche universaliste. Comment cette bascule a-t-elle pu s’opérer ?
Pierre-André Taguieff Le contexte historique n’est plus le même que dans les années 1980 et 1990. A l’époque, l’ennemi désigné par les organisations antiracistes était principalement le néofascisme, et plus généralement l’extrême droite, censée incarner le racisme et l’antisémitisme. Par ailleurs, les militants se situaient du côté du savoir scientifique, ayant intégré dans leur discours la bonne nouvelle annoncée par les généticiens des populations : la notion de « race humaine » est dénuée de signification. Ils oeuvraient ainsi au nom du Bien et de la Vérité. Aujourd’hui, l’antiracisme a dû s’adapter à un paysage idéologico-politique inédit et confus, peuplé d’ennemis imprévus et de nouveaux fronts : menace islamiste sous diverses formes (islamisation culturelle et propagande djihadiste), surgissement de la lutte contre « l’islamophobie » érigée en figure principale du racisme ; montée de revendications identitaires concurrentes sur des bases victimaires et recourant au vocabulaire racial ; banalisation de l’antisionisme radical appelant à la destruction d’Israël au nom de la lutte contre le racisme. Et les généticiens se sont tus, comme s’ils n’avaient plus rien à dire sur le sujet. Les sociologues déconstructeurs, les idéologues décoloniaux, les activistes « intersectionnalistes » et les tenants de la fumeuse « théorie critique de la race » les ont remplacés. La « race », redéfinie comme une « construction sociale », est redevenue une clef de l’histoire.
Que devient le racisme, dans cette jungle de néologismes ? On constate un obscurcissement de la notion, lié au surgissement de ce qu’on a caractérisé comme un « racisme sans races » et « sans racistes », ou encore un « racisme symbolique ». Ce qu’on continue d’appeler « racisme » est ainsi devenu insaisissable. C’est dans ce contexte que les militants islamo-gauchistes se réclamant d’un prétendu « antiracisme politique » dénoncent le « racisme institutionnel » ou « structurel » qui serait à l’oeuvre dans les nations occidentales. Il se marquerait par des discriminations « systémiques » touchant certaines catégories de la population, d’origine extra-européenne et de religion musulmane, celle-ci étant mythifiée comme la « religion des pauvres » et des exclus. Un nouveau manichéisme s’est installé, opposant les méchants « racisants », les « Blancs », et leurs victimes, les « racisés », les « non-Blancs ». L’antiracisme à la française était universaliste, et prônait une politique d’intégration dans la communauté des citoyens, sans distinction de « race ». Avec l’antiracisme à la mode décoloniale se banalise une vision différentialiste et multicommunautariste de la société, qui fige les appartenances identitaires, érige la couleur de la peau en critère pertinent, et se traduit par une politique séparatiste ou une guerre des races.
« Un antiracisme devenu lui-même raciste », écrivez-vous. En vertu de quel retournement ?
L’axiome idéologique est que les Blancs sont coupables d’être blancs. Et ce, quoi qu’ils puissent faire ou penser. Ils n’ont donc plus qu’à confesser leur honte d’être tels et à faire pénitence. L’idée qui se propage dans les milieux pseudo-antiracistes est celle de la malédiction de naître blanc. Avec le terrible message qu’il n’y a pas de Blancs innocents. C’est la réinvention du thème de la « fatalité de race », trait fondamental du vieux racisme biologique européen. Les Blancs, accusés d’être ses inventeurs et les seuls à s’en rendre coupables, se transforment en cible d’une nouvelle forme de discrimination, le « racisme anti-Blancs », que ses promoteurs ne reconnaissent pas bien sûr comme tel. Les ennemis des Blancs font donc du racisme au nom de l’antiracisme.
Mais quand vous écrivez que le racisme, le sexisme, l’homophobie « dénoncés par ces soldats du Bien sont le plus souvent imaginaires » alors que ce constat est largement réfuté par les pouvoirs publics et les associations, n’êtesvous pas, vous-même, dans une approche partisane ?
Ces maux existent, bien sûr, néanmoins les nouvelles milices idéologiques en exagèrent l’importance. Voir du racisme ou du sexisme partout, c’est ne rien voir. C’est surtout vivre dans un univers paranoïaque. Mon approche est une critique sans complaisance d’une imposture idéologique, et ma position d’intellectuel engagé est celle d’une résistance résolue à la tyrannie des minorités qui est en train de s’installer. Certaines minorités actives, formant des groupes de pression, veulent nous faire croire que tous les problèmes sociaux sont réductibles à des effets de discriminations raciales, sexistes, homophobes, etc. Leur stratégie commune est celle de l’intimidation, à travers des campagnes
orchestrées sur les réseaux sociaux et des opérations commandos ultramédiatisées en vue de censurer des oeuvres ou de criminaliser des personnes.
Pourquoi l’université est-elle largement responsable de l’essor de cette vision ethnicisante de la société ?
Certains secteurs de l’enseignement universitaire sont devenus, depuis le milieu des années 2000, des laboratoires du décolonialisme et du pseudo-antiracisme racialiste. C’est une aubaine pour les opportunistes en quête de poste. Les sciences sociales sont particulièrement touchées par la propagande décoloniale, qui se traduit de plus en plus par une intolérance militante et des chasses aux sorcières lancées en connivence avec des groupes néoféministes misandres au nom de l’« intersectionnalité ». Les victimes de cette traque prennent désormais la figure du Blanc – le plus souvent un homme – criminalisé, jugé intrinsèquement raciste, dont on exige la mort sociale. Les enseignants qui s’opposent à ces théories sont isolés et harcelés. Pour échapper à ce terrorisme intellectuel, ils se taisent, pratiquent l’autocensure ou publient sous pseudonyme. Paradoxe tragique : on discrimine et persécute au nom de la lutte contre les discriminations. Le grand malheur de ce début de xxie siècle, ce sera d’avoir été la période où les idéaux antiracistes ont été mis au service de l’intolérance, du sectarisme et de la violence iconoclaste. Nous devons faire face à ce qu’il faut bien appeler la conquête décoloniale des esprits.
Mais chaque génération a eu son « catéchisme ». Dans les années 1970, c’était le marxisme…
Depuis le milieu des années 2000, le décolonialisme et le pseudo-antiracisme ont pris la relève du marxisme et du néoantifascisme. Mais les modes politico-intellectuelles, qui touchent particulièrement une jeunesse avide de radicalité, sont heureusement vouées à disparaître. En attendant, il faut les critiquer sans craindre de braver l’opinion dominante.
Vous critiquez les études qui visent à interroger les effets de la colonisation dans les ex-colonies et dans les sociétés colonisatrices, dont la France. Pourquoi cette démarche vous pose-t-elle un problème ?
Ma thèse est qu’il est possible d’étudier sans esbroufe, sans mythologie victimaire ni manichéisme, sans volonté de vengeance ni ressentiment, les héritages polymorphes de l’esclavage et de la colonisation, qu’il importe de reconnaître. Mais il faut s’engager dans de tels travaux en respectant les méthodes de recherche scientifique, comme l’ont fait de nombreux universitaires depuis les années 1990. Or c’est précisément ce que ne font pas les idéologues décoloniaux ou indigénistes et leurs cousins postcolonialistes. Ma critique de l’imposture décoloniale tient en deux points. D’abord, elle pointe une historiographie qui a tout d’un règlement de comptes avec le passé national et qui prend appui sur des sottisiers. Ensuite, elle dénonce l’exploitation politique de l’héritage du colonialisme, érigé abusivement en clef ouvrant toutes les portes. Tout ne s’explique pas par les séquelles du racisme colonial, de l’impérialisme occidental, de la « domination blanche ». Il n’y a pas de recherche postcoloniale ou décoloniale, il n’y a qu’un rabâchage militant d’accusations visant la France et plus largement l’Occident.
Comment répondre à cet antiracisme qui remplace la lutte des classes par la lutte des races ?
Il faut lancer une contre-attaque sur le terrain de la vérité historique, en commençant par rappeler les traites intra-africaines et arabo-islamiques, soigneusement tues par les dénonciateurs professionnels de la traite atlantique. Les citoyens français conscients de la menace liée à cette guerre culturelle, qui ont des raisons d’être fiers de leur histoire dont ils reconnaissent les périodes sombres, doivent résister à l’intimidation exercée par les lobbies pseudo-antiracistes qui s’efforcent de les culpabiliser. Ils doivent s’engager dans le combat contre l’obscurantisme et le conformisme idéologique, analyser et démonter les impostures politico-intellectuelles telles que le postcolonialisme et le décolonialisme. Ce sont des machines à diaboliser l’Occident qui propagent la haine du Blanc, dénoncée naguère par le psychiatre et essayiste Frantz Fanon.
W« Les modes politico-intellectuelles, qui touchent particulièrement une jeunesse avide de radicalité, sont heureusement vouées à disparaître. En attendant, il faut les critiquer sans craindre de braver l’opinion dominante »