Rowling suit les pas de Rushdie, par Sylvain Fort
VOrwell. Si toutes les prédictions de Huxley ne se sont pas réalisées (nous avons fait bien pis qu’il ne le redoutait), cette domination des « attitudes positives » outillée par une rhétorique impitoyablement radieuse a incontestablement imprégné le demi-siècle suivant. Même les plus affranchis d’entre nous en sont tout corsetés. La rhétorique du Bien étant notre liquide amniotique, nous ne savons plus que nous y baignons. Relire Philippe Muray, que Perrin réédite en collection de poche, produit un léger choc : quinze ans après, rien n’a changé. Le verbiage lénifiant dont il décryptait le vocabulaire avec l’ironie du désespoir est toujours aussi vivace. Nous y clapotons toujours aussi mollement.
outefois, prenons-y garde : il se pourrait que Huxley comme Muray soient en train de prendre un léger coup de vieux. Orwell n’a pas dit son dernier mot. Dans un spasme neuf visant à asseoir sa domination définitive, la rhétorique du Bien oublie un peu d’être convenablement peignée et affiche son agenda avec une netteté qui ne lui était pas familière. C’est bien cette langue, pourtant, nous la reconnaissons, qui parle par la bouche de Geoffroy de Lagasnerie, d’Alice Coffin ou de leurs compagnons de lutte. Notre oreille n’est point encore si engourdie qu’elle s’y trompe. La basse continue est identifiable. Mais la dissonance s’y mêle. Des mots qu’on croyait écartés de ce lexique refont soudain irruption. On entend parler de « censure ». Du désir d’« éliminer ».
« Les hommes, moi, je les déteste », affirme une autre, dont l’essai misandre est intitulé en anglais I hate Men, reprise (volontaire ?) d’un air jovial de Cole Porter dans Kiss me, Kate, où la soprano gronde sombrement : « Les hommes, on devrait les garder dans des enclos comme des cochons. »
Trogressivement, la lumineuse rhétorique du Bien se nuance de gris. L’élimination par omission n’étant plus suffisante, elle passe à l’élimination par destination. On aurait tort de croire que le langage militant fait droit par mégarde à l’horizon du meurtre. L’euphémisme qui en est le marqueur n’est plus digue, mais fragile paravent. Le masque huxleyen de la bienveillance totalitaire se déchire, et c’est pour déchaîner sa charge de violence physique. Le hashtag #RIPJKRowling qui circule sur Twitter contre l’auteure, accusée de transphobie, n’est pas un simple mot-clef. C’est un appel performatif. L’action s’ensuivra un jour. J. K. Rowling suit les pas de Salman Rushdie. Rien ne ressemble plus à un fanatisme qu’un autre fanatisme, s’en crût-il l’antinomie. Victor Klemperer et Karl Kraus* l’ont assez noté : tout commence toujours par des mots, et finit par des morts. Garder l’oreille ouverte, c’est avoir l’oeil ouvert. Ne dormons pas.
PW* Philologue allemand, Victor Klemperer (1881-1960) est l’auteur de LTI, la langue du IIIe Reich, enquête de référence sur la novlangue nazie. Dramaturge et essayiste autrichien, Karl Kraus (1874-1936) a, notamment, dénoncé dans sa revue Die Fackel l’altération de la langue, à l’origine, selon lui, des plus grands maux de son époque.
Sylvain Fort, essayiste.