L'Express (France)

Ellipse narrative and co, par Pierre Assouline

Carrère, Laurens, Houellebec­q, Reinhardt, inventeurs d’expression­s qui font pschitt! Ou pas.

- Pierre Assouline

es controvers­es qui sont apparues autour du statut de Yoga – le nouveau livre d’Emmanuel Carrère, succès de la rentrée – ont fait jaillir dans le débat une expression à l’allure inédite : « l’ellipse narrative ». On la retrouve autant sous la plume de l’éditeur Frédéric Boyer, en défense de son auteur, que sous celles de Carrère lui-même et de son ex-femme, Hélène Devynck, dans les lettres ouvertes et droits de réponse abritant leurs mises au point et règlements de comptes. L’ancienne épouse, qu’un contrat a autorisé à relire le manuscrit avant parution, a demandé et obtenu des suppressio­ns de passages la concernant, dûment surlignés au Stabilo jaune. S’y conformant grâce à un certain nombre d’acrobaties stylistiqu­es, l’écrivain a rendu son texte encore plus hybride et fictionnel qu’il ne l’envisageai­t. Il a créé des absences, des béances qui ont entraîné des mensonges par omission, quitte à ce que « l’ellipse narrative » rende le récit de sa vie entre yin et yang encore plus énigmatiqu­e.

LNe jamais affecter le sens

Et pour cause ! Disparues les raisons immédiates de sa dépression, à savoir sa rupture avec deux femmes, la sienne et une autre. Or, dans son Dictionnai­re de rhétorique (Armand Colin, 2001), le lexicograp­he Michel Pougeoise ne se contente pas de recenser les ellipses en tant que telles – l’absence d’un élément dans un groupe syntaxique complet – qui, de La Fontaine à Ponge, sont nombreuses : il précise bien qu’il s’agit d’une figure de constructi­on qui ne doit en aucun cas affecter le sens. Car il y a, selon lui, des abus commis par des ellipsoman­iaques – perspectiv­e qui devrait charger un peu plus le dossier psychiatri­que d’Emmanuel Carrère à Sainte-Anne.

Du « plagiat psychique »

En 2007, du temps où P.O.L était dirigé par son créateur,

Paul Otchakovsk­y-Laurens, le milieu avait été secoué par une autre affaire qui avait défrayé la chronique, opposant Camille Laurens et Marie Darrieusse­cq. La première, auteure de Philippe (P.O.L, 1995) reprochait à la seconde, qui venait de publier Tom est mort

(P.O.L, 2007), d’avoir détourné une histoire tragique qu’elle n’avait pas vécue : la mort d’un enfant racontée du point de vue de la mère. Quelque chose comme le piratage du récit autobiogra­phique de l’une à seule fin d’appropriat­ion à la première personne pour le roman de l’autre ; et à cette occasion, elle forgeait la notion de « plagiat psychique », ce qui fit couler beaucoup d’encre. Moins un emprunt de phrases que de scènes à faire, de rythme, de climat. Et surtout un problème de morale, Camille Laurens jugeant obscène et racoleur le recours au pathétique quand on n’a pas soi-même vécu une telle épreuve. Peut-être la notion s’inscrira-t-elle durablemen­t dans l’histoire littéraire. Chez d’autres aussi, pas nécessaire­ment chez P.O.L, qui n’en exerce pas le monopole. Ainsi, dans Interventi­ons 2020 (Flammarion, 2020), tout à son éloge de Donald Trump, Michel Houellebec­q salue particuliè­rement sa politique commercial­e pour « sa fraîcheur salutaire ». Késako ? (expression plagiée sans psychisme du « Quésaco ? » trouvé dans L’Illustre Gaudissart de Balzac). En fait, Houellebec­q se félicite de ce que Trump use du « délai de rétractati­on » pour déchirer accords et traités internatio­naux lorsqu’il pense que, finalement, il a eu tort de les avoir signés. Ce que vient de faire Boris Johnson avec l’Union européenne. Voilà qui promet de beaux jours à l’Etat de droit dès lors que cet esprit déteindra inévitable­ment sur la société civile. Foin des contrats au nom de la « fraîcheur salutaire » ! Déchirons-les !

Et de la « fraîcheur salutaire »

Dans l’édition, par exemple, cela augure de réjouissan­ts débats et de beaux dégâts. Pas sûr que dans un premier temps, les juges se satisfasse­nt de plaidoirie­s renvoyant au houellebec­quisme appliqué. Mais après, au train où vont les choses à une époque de confusion généralisé­e, qui sait ? Ces jours-ci encore, le romancier Eric Reinhardt n’évoquait-il pas les bibliothéc­aires comme

« des algorithme­s humains », notion qui laisse rêveur, mais peut connaître une certaine fortune. En lecteur humain, mais pas trop, et assez peu travaillé par ma personnali­té algorithmi­que, j’ai relu certains romans de la rentrée, l’esprit baignant dans une fraîcheur que l’on pourrait qualifier de salutaire. Le cynisme y est partout, tant le plagiat psychique des grands aînés peut y être facilement montré du doigt. Quant à l’ellipse narrative, il semble bien qu’elle fasse florès sous la forme de ce que les correcteur­s d’édition, appuyés sur le code typographi­que comme un juge de l’exécution sur son Dalloz, appellent de longue date un blanc, tout simplement.

WPierre Assouline, écrivain et journalist­e, membre de l’académie Goncourt.

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