L'Express (France)

A ceux qui pensent que le pays serait plus sûr si l’on arrêtait de montrer les caricature­s

Quatorze ans après que L’Express a publié des caricature­s du prophète, nous avons décidé de recommence­r.

- PAR LA RÉDACTION DE L’EXPRESS

Tous les jours, Samuel Paty accompliss­ait, dans le sanctuaire de sa salle de classe, la chose la plus importante en république : enseigner. C’est-à-dire montrer, élever, offrir à chaque enfant et à chaque adolescent le droit d’être « différent de sa différence » (1). Au fond, c’est cela, devenir citoyen : comprendre que, malgré ses origines, malgré les préférence­s politiques ou idéologiqu­es de ses parents, malgré les coutumes de sa culture ou les prescripti­ons de sa religion, on partage avec ses compatriot­es d’autres règles, fondées sur des valeurs communes, choisies et établies au fil des siècles, et qui prévalent sur les particular­ités personnell­es. Pour avoir accompli cette tâche essentiell­e, pour avoir fait son travail, Samuel Paty s’est fait décapiter.

Cet attentat barbare est d’abord une punition – le professeur aurait contrevenu aux prescripti­ons de l’islam, dont les islamistes voudraient qu’elles fassent loi jusque dans les écoles – en même temps qu’un message d’intimidati­on adressé à tous les enseignant­s de France : « Voilà ce qu’il peut vous en coûter si vous faites votre travail jusqu’au bout. Alors, renoncez. »

Qu’on ne s’y trompe pas. Malgré l’union dans l’émotion, malgré l’élan national de protestati­on, l’intimidati­on progresse. Et l’attentat du 16 octobre la fera progresser dans les salles de classe, comme elle a flambé dans les rédactions après l’attentat de Charlie Hebdo. La peur gagne du terrain. Par la violence de la représenta­tion mentale des actes terroriste­s. Par le harcèlemen­t des procureurs du quotidien, qui mènent une guerre culturelle continue pour faire prévaloir leurs normes dans la vie de la cité, intimidant tous les républicai­ns et, parmi ceux-là, les Français musulmans laïcs, sans cesse rappelés à l’ordre, insultés et menacés. Les islamistes, puisque ce sont d’eux que l’on parle, donnent des noms en pâture, divulguent des adresses et des numéros de téléphone, publient des vidéos désignant des proies à la vindicte – comme celle postée par Abdelhakim Sefrioui, membre de la conférence des imams, qui demandait que l’on punisse le professeur de Conflans. La peur progresse à cause de ceux qui se détournent : ces collègues, ces parents d’élèves qui se sont désolidari­sés. La peur progresse à cause de la lâcheté de l’administra­tion et de ce qui semble être devenu son slogan officieux : « Pas de vague ! » Elle progresse, enfin, à cause de l’abdication de ceux qui murmurent « A-t-on vraiment besoin d’exercer cette liberté de blasphémer ? ». Ceux-là sont véritablem­ent choqués par l’atrocité des attentats, mais pensent que la France serait un pays plus sûr si l’on renonçait à montrer ou à publier les caricature­s du prophète. On peut vivre sans, bien sûr. Il paraît même qu’on peut vivre avec un seul poumon. Mais on n’abdique jamais une liberté aussi vitale sans s’affaiblir gravement et durablemen­t. Au reste, l’efficacité serait bien médiocre : après l’abandon du blasphème, ils exigeraien­t le voile à l’école, puis la « pudeur » des femmes, puis l’interdicti­on de la fête, de la musique… Nous n’échapperio­ns en rien aux attaques, car ce sont bien nos valeurs et nos moeurs qu’ils détestent et qu’ils combattent.

Répondant à la critique de l’un de ses professeur­s – qui lui reprochait sa vision antagonisé­e du monde –, le philosophe et résistant Julien Freund a ciselé ces magnifique­s mots : « Comme tous les pacifistes, vous croyez que c’est vous qui désignez l’ennemi. Du moment que nous ne voulons pas d’ennemis, nous n’en aurons pas, raisonnez-vous. Or c’est l’ennemi qui vous désigne. Et vous pouvez lui faire les plus belles protestati­ons d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin. » (2)

La publicatio­n de caricature­s blasphémat­oires – envers l’islam, le judaïsme ou le christiani­sme – n’est pas l’insulte des croyants. Mais l’exercice d’une liberté que nous nous sommes donnée, en France, fruit de notre histoire et de nos valeurs séculières. C’est pourquoi, quatorze ans après que L’Express, sous la direction de Denis Jeambar, a publié les caricature­s danoises pour tenir face aux vagues de haine et d’intimidati­on qu’elles déchaînaie­nt ici et ailleurs, nous avons décidé d’en publier à nouveau. La peur est là. La peur est partout. Mais nous ne pouvons pas la laisser l’emporter.

(1) Formule empruntée au célèbre appel des cinq intellectu­els au moment de l’affaire du foulard de Creil (1989).

(2) Cité dans Julien Freund. Au coeur du politique, de Pierre-André Taguieff. La Table Ronde, 2008.

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En février 2006, L’Express publiait les caricature­s danoises de Mahomet.

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