Nous tâtonnons dans la nuit
Des mesures seront prises. Des lois seront votées. Le mot de République sera prononcé. Souvent et ardemment. Et puis, après l’émotion et les accolades, tout redeviendra comme avant. Tant d’autres soucis nous guettent. Tant d’autres menaces existent : pandémie, crise économique, chômage…
Bien sûr, les attentats islamistes nous indignent. Nous haïssons le crime, rejetons le fanatisme, redoutons la mort aveugle. Mais quel est le fond de cette indignation, sinon la morale ordinaire ? Croit-on pouvoir remporter la guerre qui nous est déclarée avec comme seule arme la morale commune ? Non, bien sûr, dira-t-on, nous sommes les enfants des Lumières ! Nous portons haut le génie hexagonal de la liberté ! Nous sommes la patrie de L’Encyclopédie ! Combien nous nous mentons à nous-mêmes, nous, Français. Ah, certes, nous avons bien souvenance qu’un jour
Montaigne, Molière, Voltaire, Hugo nous ont mis en garde contre le fanatisme et ont écrit là-dessus des pages qui, pendant quelques siècles, nous ont offert cette boussole qu’on appelle civilisation. Mais nous tâtonnons dans la nuit. En vérité ces pages, pour la plupart, sont délavées. Elles réveillent tout au plus des souvenirs de dictées et de commentaires de textes. Elles ont cessé de former nos consciences. Si la lettre demeure, l’esprit en est mort.
Ces penseurs-là, auxquels il faut ajouter tous les héros qui, un jour, ont eu à embrasser la mort pour que vive la France, n’étaient pas indignés : ils étaient en colère, et leur colère était sainte. On n’écrit pas Traité sur la tolérance ni Les Misérables par indignation morale. On les écrit parce qu’en profondeur on cherche à trouver en soi, et dans son prochain, les racines d’une liberté vraie et d’une justice plus grande. C’est cette flamme qui, allumée, forgea le génie national. C’est cela qui fit naître notre civilisation.
C’est cela aussi qui, aujourd’hui, nous a fuis. Nous avons, depuis des décennies, décidé que les Français seraient formés à être de bons agents économiques. Que l’école serait au service de cet objectif. Les humanités, à cette aune, ont périclité. Un fonds de culture prétendument populaire, mais en réalité simplement vulgaire, a submergé le pays. La déculturation des plus modestes, la haine de « la distinction », la classification comme « élitiste » de tout ce qui porte vers le haut ont dévasté l’horizon de la jeunesse française. Un tsunami d’oubli et de pacotille nous a engloutis. Contre cela les professeurs luttent souvent seuls, en butte à un système paresseux, voire franchement toxique, à l’impatience des parents, à l’indifférence de jeunes gens happés par les écrans et, parfois, à leur propre découragement.
Face à la résurgence mortelle des démons du fanatisme religieux, nous constatons que notre socle commun vacille. Nous ne partageons plus les repères culturels, historiques, conceptuels nous permettant de faire front et de contre-attaquer. Pis, on nous prie instamment d’en avoir honte. Emiettement des mémoires. Evidement des consciences.
Nos ennemis, eux, ne s’y trompent pas : chaque attentat perpétré vise un nouveau symbole. Ils peuvent ainsi tester à chaque fois notre degré d’attachement à ce qui, en principe, cimente notre destin commun. Que voient-ils alors ?
Que les policiers qui étaient applaudis après Charlie sont agressés par des combattants de rue sous l’oeil complaisant des télévisions ; que les professeurs qu’aujourd’hui nous saluons ne retrouveront pas demain la considération et le statut des hussards noirs.
Cessons de nous indigner et tendons l’oreille. Dans les livres, dans les classes, s’élèvent encore des voix qui disent qui nous sommes, quel est notre destin. Si nous leur préférons le bavardage des charlatans, nous n’offrirons à nos ennemis, si cruels, si déterminés, que la défaite d’un peuple devenu étranger à lui-même.
Sylvain Fort, essayiste.
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