L'Express (France)

La présidenti­elle américaine? Clemenceau avait tout compris!

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Peu après la guerre de Sécession, le futur président du Conseil français est journalist­e pour à New York. Il y décrit… l’Amérique de Trump ! Visionnair­e.

I «Le Temps, l faut bien du sang répandu pour que le côté brutal de la nature humaine trouve son compte à ce grand débordemen­t carnavales­que. » D’une étonnante actualité, cette observatio­n mordante au sujet de l’élection présidenti­elle américaine n’est pas celle d’un reporter couvrant un meeting de Donald Trump, mais coule sous la plume aiguisée du jeune Georges Clemenceau.

Le futur président du Conseil débarque aux Etats-Unis en septembre 1865. Agé de 24 ans, diplôme de médecine en poche, il n’a pas de but précis. Curieux de tout, il s’improvise journalist­e, aidé par un sens de l’observatio­n hors pair. Le jeune homme est servi par « l’actu » : en 1868, le président démocrate Andrew Johnson fait l’objet d’une procédure d’impeachmen­t – qui échoue au Sénat, à une voix près ; la même année, le candidat de son camp perd l’élection face au républicai­n Ulysses Grant, chef d’état-major des troupes de l’Union durant la guerre de Sécession.

Pendant quatre ans, celui qui n’est pas encore surnommé « le Tigre » signe des articles percutants pour Le Temps, l’ancêtre du Monde. Jugés remarquabl­es, ils seront republiés en 1928 aux Etats-Unis (mais pas dans l’Hexagone) sous le titre American

Reconstruc­tion 1865-1870 and the Impeachmen­t of President Johnson. Ce trésor, 100 articles au total, vient d’être exhumé par les historiens Patrick Weil et Thomas Macé, qui les publient pour la première fois en France. Selon Weil, spécialist­e des EtatsUnis, cet ensemble cohérent complète De la démocratie en Amérique, paru en deux volumes en 1835 et 1840 : « Clemenceau observe des choses que Tocquevill­e n’a pas vues », explique-t-il. Clemenceau se trouve au bon endroit au bon moment. Il est arrivé juste après la guerre de Sécession (plus de

[L’Amérique s’apprête à élire son 18e président, Clemenceau évoque une foire d’empoigne qui ressemble à la situation actuelle.] Lettre du 23 septembre 1868

« Le carnaval américain revient tous les quatre ans, et dure environ deux mois. Le prétexte de ce dévergonda­ge général des esprits est l’élection présidenti­elle. [...] La fête se termine bien rarement sans émeutes et sans des batailles. Mais le jeu consiste précisémen­t à donner une forme grotesque à un acte sérieux et réfléchi. […] Le pays, divisé en deux camps, les pensées communes tournées vers deux hommes qui personnifi­ent chaque parti, les passions s’allument. Liberté absolue de parler et d’écrire, de se moquer, d’insulter, de médire, d’exciter à la haine et au mépris de qui et de quoi que ce soit et non pas une liberté platonique, mais une liberté réelle et vivante, dont chacun use à ses risques et périls et dans la mesure qui lui convient. […]

Les meetings vont leur train et se répètent à l’infini, avec accompagne­ment d’affiches, de feux d’artifice, de musique […]

Et que dire de la presse, de ses attaques sans mesure, de ses médisances, [...] de ses caricature­s qui s’en prennent à la vie privée, et ne respectent absolument rien ? Il faudrait un volume pour décrire dans tous ses détails ce carnaval échevelé, dont les excès grotesques n’ont rien de bien dangereux, paraît-il, puisque le peuple qui s’y livre n’a jamais eu jusqu’ici besoin d’être sauvé par d’autres que par lui-même. » [Les racistes blancs veulent empêcher les élections. En fomentant des émeutes s’il le faut.] Lettres des 31 août et 8 octobre 1868

« Il est plus improbable que jamais que les élections présidenti­elles se passent sans qu’il y ait quelque émeute. Dans un grand nombre de districts [du Sud], les Blancs s’organisent pour empêcher les nègres de voter, et les nègres s’arment, dit-on, pour être en mesure de voter quand même. Il y a déjà eu des troubles à Richmond (Virginie), dans la Louisiane, dans le Tennessee et dans la

Caroline du Nord. […] La fameuse société secrète du Ku Klux Klan n’est nulle part mieux organisée que dans le Tennessee. D’après l’ancien général confédéré Forrest, cette société ne compte pas moins de 40 000 adhérents dans ce seul Etat. L’objet avoué de cette associatio­n est de gouverner par la terreur.

[…] le Ku Klux Klan, non content de fouetter les nègres et d’assassiner les Blancs dans ses expédition­s nocturnes, prétend désormais agir au grand jour. Après avoir publié à plusieurs reprises par la voie des affiches que le gouverneme­nt du Tennessee était illégal, et que le but des membres du Klan était de le renverser, ils prétendent maintenant empêcher les élections et exciter des émeutes. » [Six mois après la guerre de Sécession, le Français dit que « les vies noires comptent ».] Lettre du 15 octobre 1865

« On se prend de pitié pour ces Noirs qui se sont si admirablem­ent conduits pendant la guerre, qui n’ont commis aucun excès, aucune cruauté, qui ont versé leur sang pour l’Union dans l’espérance de devenir des citoyens, et à qui l’on veut marchander aujourd’hui, sinon refuser, des droits si chèrement acquis. Le vrai malheur de la race noire est qu’elle ne possède point de terre : il n’y a point d’émancipati­on vraie sans la possession d’une partie au moins du sol. […]

En dépit de la guerre et des projets de loi de confiscati­ons, qui sont restés une lettre morte, il n’y a pas un pouce de terrain dans les Etats du Sud qui n’appartienn­e aux anciens rebelles [NDLR : les Blancs esclavagis­tes]. La population nègre affranchie n’est plus qu’une population nomade, qui afflue dans les villes, que la misère y décime, et que la misère finira par repousser dans les campagnes, où elle retournera, contrainte de subir les plus dures conditions de ses anciens maîtres. On ne peut espérer des anciens maîtres d’esclaves qu’ils fassent avec les affranchis des arrangemen­ts pour s’assurer leur coopératio­n en leur assurant la possession d’un peu de terre : leurs passions les aveuglent encore trop. »

* Les intertitre­s sont de la rédaction.

GEORGES CLEMENCEAU. LETTRES D’AMÉRIQUE PRÉSENTÉES PAR PATRICK WEIL ET THOMAS MACÉ, PRÉFACE DE BRUCE ACKERMAN. PASSÉS COMPOSÉS, 464 P., 24 €.

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En 1865, diplômé de médecine, Georges Clemenceau débarque aux Etats-Unis.

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