La dette ne sert à rien sans le travail
L’action de la BCE, nécessaire pour garantir la solvabilité des Etats européens, n’a rien d’une panacée.
armi les nombreux sujets d’inquiétude du moment, celui de la dette publique revient en boucle : comment est-il possible de s’endetter autant, alors même que cet endettement était présenté avant la crise comme dangereux ? Est-ce grave ? N’est-il pas criminel de laisser un tel fardeau à nos enfants ?
Il est vrai que, à la faveur de la crise du Covid, les plans de soutien à l’économie ainsi que la baisse des recettes fiscales et sociales ont fait exploser l’endettement public partout dans le monde. Dans la zone euro, la dette aura grimpé en un an de 85 % à plus de 100 % du PIB. A la fin de l’année, ce ratio dépassera 120 % en France (la dette en valeur s’élève aujourd’hui à un peu plus de 2 600 milliards d’euros).
PUne monétisation salutaire
Cette dérive était inévitable et la moins mauvaise politique possible. Ce n’est pas le moment, quand on traverse la plus grave crise économique depuis quatre-vingts ans, de rester accroché aux vertus de la rigueur budgétaire. Il faut tout à la fois soutenir l’économie, mieux doter le système de santé et protéger les individus les plus faibles : tout cela a évidemment un coût colossal à côté duquel les questions d’intendance sont secondaires. Elles existent mais ne sauraient constituer un objectif en soi. En outre, la plupart des dépenses publiques et des pertes de recettes fiscales sont censées être temporaires. Mais le point le plus important, c’est que cette nouvelle dette est monétisée. Autrement dit, elle est souscrite par des banques qui revendent leurs obligations à la Banque centrale européenne, laquelle achète ces titres de dettes grâce à de la monnaie qu’elle crée (ce que l’on appelle la « base monétaire »). Cette base monétaire a augmenté d’environ 1 000 milliards d’euros en un an. La « dette Covid » achetée par la BCE est très différente de celle détenue par nos créanciers classiques – les institutions financières, françaises ou étrangères. En effet, la BCE va la garder à son actif jusqu’à son terme ; elle ne la revendra évidemment pas.
En outre, elle la renouvellera à échéance. Autrement dit, cette dette sera remboursée par une nouvelle injection de création monétaire. Tant que la BCE mène cette politique, les Etats ne courent aucun risque d’insolvabilité.
« Entreprises zombies »
Pourquoi n’a-t-on pas monétisé la dette avant ? Parce que cette politique génère trois effets pervers. Premièrement, elle concourt à maintenir des taux d’intérêt nuls, voire négatifs, ce qui désorganise totalement la finance et l’économie. Le risque n’est plus valorisé et les entreprises peuvent survivre en s’endettant. Cette politique multiplie les « entreprises zombies », qui mobilisent du capital et font travailler des gens sans créer de richesses pour la collectivité. Elles affaiblissent donc notre potentiel de croissance. Deuxièmement, les taux d’intérêt zéro ruinent progressivement les épargnants. Troisièmement, l’augmentation de la base monétaire génère une inflation massive des prix des actifs financiers. La Bourse comme l’immobilier sont surévalués, ce qui pose de redoutables problèmes économiques et sociaux. A l’avenir, les vraies inégalités ne seront pas celles qui viendront des revenus, mais celles qui émaneront des patrimoines.
Avec l’hyperinflation immobilière, ce n’est pas une dette que nous laissons à nos enfants, mais l’impossibilité d’accéder au logement dans les villes.
Manque de bras qualifiés
J’entends l’opposition, de droite comme de gauche, exiger un plan de relance plus massif : non pas 100 milliards d’euros mais 200 milliards ou, pourquoi pas, 500 milliards. Si la BCE continue de monétiser ce surcroît de dette, c’est tout à fait possible. Mais, outre les effets pervers mentionnés, cela ne servira absolument à rien. L’une des vertus pédagogiques de la période actuelle va être de montrer rapidement que la dette publique n’est pas le médicament magique qui soigne tout. L’opposition de gauche en particulier devrait relire Marx : in fine, toute valeur vient du travail. Le plan France Relance, tel qu’il est conçu, ne risque pas de se heurter à un manque de moyens, mais à un manque de capital et de bras qualifiés. Déjà, on se demande comment tenir les objectifs du plan en matière de rénovation énergétique des bâtiments publics et des logements. Ce n’est pas l’argent qui fait défaut, mais les entreprises et les gens qui travaillent. La dette publique est une nécessité dans cette période inédite et grave. Pourtant, ce qui nous sortira de l’impasse, c’est l’innovation et le travail.
WNicolas Bouzou, économiste et essayiste, directeur du cabinet de conseil Asterès.