« J’ai vu que l’islam politique visait à priver les femmes de droits »
Universalisme, liberté sexuelle, influence de Merkel... Alice Schwarzer, l’icône du féminisme allemand, raconte un demi-siècle de combats pour l’égalité.
A77 ans, elle est toujours la féministe la plus connue et la plus controversée d’Allemagne. Amie de Simone de Beauvoir, pionnière du Mouvement de libération des femmes (MLF) alors qu’elle était correspondante à Paris, Alice Schwarzer a secoué son pays en 1971 avec le manifeste – inspiré de celui du Nouvel Observateur – de 374 femmes affirmant avoir avorté. La première de ses nombreuses prises de position tonitruantes, comme celles contre la prostitution, la pornographie ou les islamistes (ces « fascistes du xxie siècle »). En 1977, Alice Schwarzer fonde le magazine Emma, qu’elle dirige toujours. Aujourd’hui, c’est l’heure des bilans avec un livre, Lebenswerk (Kiepenheuer & Witsch), qui vient de paraître outre-Rhin et qui relate « l’oeuvre d’une vie ». Pour L’Express, cette inlassable combattante revient sur ses engagements, et rend hommage à Angela Merkel.
Comment êtes-vous devenue féministe ?
Alice Schwarzer J’ai été élevée par un grand-père attentionné et une grand-mère très politisée qui détestait les nazis. Ils ont omis de me dresser comme une « mademoiselle », et m’ont plutôt complimentée quand je me montrais courageuse et avisée. Or, quand je me suis aventurée dans la société, j’ai compris que je devais être discrète et ne pas rire fort. Cela ne me convenait pas, mais je n’avais pas de mot pour exprimer ma gêne. Puis est arrivée l’année 1970, et ce mot s’est révélé être… « féminisme » !
En 1971, vous importez l’idée du « Manifeste des 343 salopes » en Allemagne…
Cette confession de 374 femmes, parue dans le magazine Stern le 6 juin 1971, a été l’étincelle pour le mouvement féministe allemand. Derrière la protestation contre l’interdiction de l’avortement, il y avait le combat pour une maternité consentie et pour la liberté sexuelle, autrement dit pour une vie plus libre.
Vous vous décrivez comme une féministe radicale...
Une féministe radicale veut aller aux racines du mal. Elle n’accepte aucune répartition des rôles en fonction des sexes biologiques. Pour nous, les femmes et les hommes sont avant tout des humains. Notre objectif est d’atteindre un monde sans violence, où toutes les personnes ont les mêmes droits et opportunités, indépendamment de leur genre, origine ou couleur de peau.
Depuis cinquante ans, vous êtes la féministe la plus célèbre de votre pays. Est-ce difficile d’être si polémique ?
Oui, très difficile. En tant que féministe de service, je suis responsable de tout ce qui se passe au nom du féminisme, même si je désapprouve parfois certaines choses. Ma célébrité masque les nombreuses femmes engagées. Certaines d’entre elles se sont senties encouragées par mon exemple, d’autres m’ont reproché de concentrer l’attention. Je peux le comprendre. Mais ce sont les médias, pas moi, qui m’ont mise dans cette position, avec une tendance croissante à la personnalisation et au scandale.
En 1984, vous saluiez dans votre magazine le premier mariage religieux, en RFA, entre deux femmes. En 2018, vous avez épousé votre compagne de longue date. Pensiez-vous que l’égalité des droits prendrait autant de temps ?
Au contraire ! Quand, en 1984, nous demandions cette égalité, je n’aurais jamais pensé qu’elle aurait lieu de mon vivant. Trente ans, c’est long dans une existence humaine, mais c’est un clin d’oeil pour l’humanité. L’acceptation de l’homosexualité et l’égalité des droits pour les gays sont une vraie révolution culturelle, et c’est, je le pense, arrivé relativement rapidement.
Vous côtoyez Angela Merkel depuis 1991…
J’estime Angela Merkel pour beaucoup de choses, notamment sa modestie et son obsession des faits. En 1991, en tant que ministre des Femmes, elle avait écrit dans Emma : « Nous, femmes, devons aller plus loin au sein des institutions et prendre part au pouvoir. » Ce qu’elle a ensuite réalisé. Sur le plan de la politique étrangère, je soutiens Merkel contre cet interventionnisme qui ne laisse qu’une terre brûlée derrière lui. En revanche, je lui reproche de continuer, au sujet de l’islam politique, à invoquer la « liberté religieuse ». Mais, en tant que première femme chancelière, elle a écrit l’Histoire, remettant de surcroît en cause tous les clichés. Elle n’est pas une « mère de la nation » comme Golda Meir, ni une dominatrice du néolibéralisme comme Margaret Thatcher. Elle ne joue pas la carte féminine. Le style de Merkel est très amical, et son charme, naturel. Elle est une icône pour toutes les femmes de la planète.
Vous avez été enthousiasmée par le mouvement #MeToo. Mais comprenez-vous les réserves de certains intellectuels français contre la tentation de se faire justice soi-même ? Les violences sexuelles contre les enfants et les femmes font partie de notre culture. Que les femmes aient enfin rompu le silence et décidé de nommer le scandale, c’est très courageux. Je ne vois pas pourquoi les intellectuels français auraient peur de cela, à moins qu’ils n’aient des choses à cacher.
Que pensez-vous de la mouvance queer qui vise à abolir la notion même de différences sexuelles ?
Tout ça est très éloigné de la réalité. Dans le monde entier, il est lourd de conséquences d’être un homme ou une femme sur le plan biologique. Nier cela est absurde. Une féministe comme moi s’oppose à l’attribution de rôles en fonction de son sexe, et veut donc abolir les « genres ». Mais mon objectif n’est pas
de créer une, deux, trois ou une multitude de catégories sexuelles, comme c’est le cas avec le mouvement queer. Je préfère me soucier du fait qu’un humain puisse s’accomplir d’après ses talents, ses intérêts et ses possibilités, sans frontières de genre.
Comme vous l’écrivez, le paradoxe est que « les chambres des filles n’ont jamais été aussi roses qu’aujourd’hui »…
En période de grands bouleversements, on fait toujours deux pas en avant puis un en arrière, dans le meilleur des cas. Ce n’est pas une surprise que le patriarcat, qui peut prendre bien des visages, ne laisse pas disparaître si facilement cette hiérarchie des genres. On remarque le même retour de bâton avec la pornographie, qui transforme à nouveau les femmes en objets, ou avec les violences sexuelles qui les intimident et les brisent, ou avec cette chimère de la féminité qui les ramène au statut de « deuxième sexe ».
En 1979, vous étiez allée à Téhéran avec le comité Simone de Beauvoir. En quoi cela a-t-il été décisif ?
Ce voyage en Iran m’a ouvert les yeux. J’ai vu que l’islam politique visait à priver les femmes de droits et à établir une théocratie par tous les moyens, y compris la violence. Pour avoir écrit cela à l’époque, j’ai été qualifiée de « vendue à la droite » et de « raciste ». Mais je n’imaginais pas que cet islam politique, dont le drapeau était, dès les premières heures, le voile, allait mener sa conquête jusqu’au coeur des démocraties occidentales.
Cela va bientôt faire cinq ans qu’ont eu lieu les agressions du Nouvel An à Cologne, votre ville…
Plus de 2 000 jeunes hommes, à 99 % de culture musulmane, ont traqué des femmes sur une place publique, sous les yeux de la police ; 627 d’entre elles ont par la suite fait des signalements allant de violences sexuelles jusqu’au viol. Au Maghreb ou en Egypte, on connaissait depuis des décennies ces méthodes visant à chasser les femmes de l’espace public. A Cologne, cela a pour la première fois touché des femmes au centre de l’Europe.
Des féministes intersectionnelles comme Anne Wizorek ont assuré que cette nuit de la Saint-Sylvestre a été utilisée à des fins racistes…
Ces féministes ne veulent pas voir la réalité en face ! Nommer simplement les faits, à savoir que les auteurs de ces exactions étaient des personnes de culture musulmane originaires d’Afrique du Nord ou du monde arabe, vous vaut d’être qualifié de « raciste ». Alors que le racisme, c’est au contraire de ne pas le dire. Ces hommes viennent de pays où les femmes sont légalement privées de droits, et où les violences contre elles et les enfants sont acceptées. Comme le dit l’écrivain Kamel Daoud, ces hommes ont effectué à pied des milliers de kilomètres pour arriver en Europe, mais il leur faut aussi faire ce chemin dans leur tête. Ils doivent apprendre que, dans notre société, hommes et femmes sont égaux et que l’Etat de droit prévaut sur la charia. Les autoproclamées « féministes intersectionnelles » et certains gauchistes ont qualifié de raciste le livre que j’avais publié cinq mois après le choc de Cologne, quand bien même, parmi les sept coauteurs, quatre étaient de culture musulmane. La frontière ne se situe pas entre musulmans et non-musulmans, mais entre partisans des Lumières et relativistes culturels. Je pars du principe que les droits humains doivent être les mêmes pour tous.
Comme elles le font avec votre amie Elisabeth Badinter, des militantes plus jeunes vous réduisent à un féminisme « blanc » et privilégié…
Les femmes de cette troisième génération tiennent pour acquis les droits à l’égalité conquis par des pionnières, et ne semblent pas croire que ces droits pourraient être remis en cause. Si on fait fi de nos luttes, cela signifie que chaque génération recommencera de zéro ! Quelle aubaine pour le patriarcat ! Ce risque d’amnésie autour de l’histoire du féminisme est pour moi l’un des plus grands obstacles dans le chemin vers l’émancipation.
« Les autoproclamées “féministes intersectionnelles” m’ont qualifiée de raciste. Or la frontière ne se situe pas entre musulmans et non-musulmans, mais entre partisans des Lumières et relativistes culturels. Je pars du principe que les droits humains doivent être les mêmes pour tous »
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