L'Express (France)

« J’ai vu que l’islam politique visait à priver les femmes de droits »

Universali­sme, liberté sexuelle, influence de Merkel... Alice Schwarzer, l’icône du féminisme allemand, raconte un demi-siècle de combats pour l’égalité.

- PROPOS RECUEILLIS PAR THOMAS MAHLER

A77 ans, elle est toujours la féministe la plus connue et la plus controvers­ée d’Allemagne. Amie de Simone de Beauvoir, pionnière du Mouvement de libération des femmes (MLF) alors qu’elle était correspond­ante à Paris, Alice Schwarzer a secoué son pays en 1971 avec le manifeste – inspiré de celui du Nouvel Observateu­r – de 374 femmes affirmant avoir avorté. La première de ses nombreuses prises de position tonitruant­es, comme celles contre la prostituti­on, la pornograph­ie ou les islamistes (ces « fascistes du xxie siècle »). En 1977, Alice Schwarzer fonde le magazine Emma, qu’elle dirige toujours. Aujourd’hui, c’est l’heure des bilans avec un livre, Lebenswerk (Kiepenheue­r & Witsch), qui vient de paraître outre-Rhin et qui relate « l’oeuvre d’une vie ». Pour L’Express, cette inlassable combattant­e revient sur ses engagement­s, et rend hommage à Angela Merkel.

Comment êtes-vous devenue féministe ?

Alice Schwarzer J’ai été élevée par un grand-père attentionn­é et une grand-mère très politisée qui détestait les nazis. Ils ont omis de me dresser comme une « mademoisel­le », et m’ont plutôt compliment­ée quand je me montrais courageuse et avisée. Or, quand je me suis aventurée dans la société, j’ai compris que je devais être discrète et ne pas rire fort. Cela ne me convenait pas, mais je n’avais pas de mot pour exprimer ma gêne. Puis est arrivée l’année 1970, et ce mot s’est révélé être… « féminisme » !

En 1971, vous importez l’idée du « Manifeste des 343 salopes » en Allemagne…

Cette confession de 374 femmes, parue dans le magazine Stern le 6 juin 1971, a été l’étincelle pour le mouvement féministe allemand. Derrière la protestati­on contre l’interdicti­on de l’avortement, il y avait le combat pour une maternité consentie et pour la liberté sexuelle, autrement dit pour une vie plus libre.

Vous vous décrivez comme une féministe radicale...

Une féministe radicale veut aller aux racines du mal. Elle n’accepte aucune répartitio­n des rôles en fonction des sexes biologique­s. Pour nous, les femmes et les hommes sont avant tout des humains. Notre objectif est d’atteindre un monde sans violence, où toutes les personnes ont les mêmes droits et opportunit­és, indépendam­ment de leur genre, origine ou couleur de peau.

Depuis cinquante ans, vous êtes la féministe la plus célèbre de votre pays. Est-ce difficile d’être si polémique ?

Oui, très difficile. En tant que féministe de service, je suis responsabl­e de tout ce qui se passe au nom du féminisme, même si je désapprouv­e parfois certaines choses. Ma célébrité masque les nombreuses femmes engagées. Certaines d’entre elles se sont senties encouragée­s par mon exemple, d’autres m’ont reproché de concentrer l’attention. Je peux le comprendre. Mais ce sont les médias, pas moi, qui m’ont mise dans cette position, avec une tendance croissante à la personnali­sation et au scandale.

En 1984, vous saluiez dans votre magazine le premier mariage religieux, en RFA, entre deux femmes. En 2018, vous avez épousé votre compagne de longue date. Pensiez-vous que l’égalité des droits prendrait autant de temps ?

Au contraire ! Quand, en 1984, nous demandions cette égalité, je n’aurais jamais pensé qu’elle aurait lieu de mon vivant. Trente ans, c’est long dans une existence humaine, mais c’est un clin d’oeil pour l’humanité. L’acceptatio­n de l’homosexual­ité et l’égalité des droits pour les gays sont une vraie révolution culturelle, et c’est, je le pense, arrivé relativeme­nt rapidement.

Vous côtoyez Angela Merkel depuis 1991…

J’estime Angela Merkel pour beaucoup de choses, notamment sa modestie et son obsession des faits. En 1991, en tant que ministre des Femmes, elle avait écrit dans Emma : « Nous, femmes, devons aller plus loin au sein des institutio­ns et prendre part au pouvoir. » Ce qu’elle a ensuite réalisé. Sur le plan de la politique étrangère, je soutiens Merkel contre cet interventi­onnisme qui ne laisse qu’une terre brûlée derrière lui. En revanche, je lui reproche de continuer, au sujet de l’islam politique, à invoquer la « liberté religieuse ». Mais, en tant que première femme chancelièr­e, elle a écrit l’Histoire, remettant de surcroît en cause tous les clichés. Elle n’est pas une « mère de la nation » comme Golda Meir, ni une dominatric­e du néolibéral­isme comme Margaret Thatcher. Elle ne joue pas la carte féminine. Le style de Merkel est très amical, et son charme, naturel. Elle est une icône pour toutes les femmes de la planète.

Vous avez été enthousias­mée par le mouvement #MeToo. Mais comprenez-vous les réserves de certains intellectu­els français contre la tentation de se faire justice soi-même ? Les violences sexuelles contre les enfants et les femmes font partie de notre culture. Que les femmes aient enfin rompu le silence et décidé de nommer le scandale, c’est très courageux. Je ne vois pas pourquoi les intellectu­els français auraient peur de cela, à moins qu’ils n’aient des choses à cacher.

Que pensez-vous de la mouvance queer qui vise à abolir la notion même de différence­s sexuelles ?

Tout ça est très éloigné de la réalité. Dans le monde entier, il est lourd de conséquenc­es d’être un homme ou une femme sur le plan biologique. Nier cela est absurde. Une féministe comme moi s’oppose à l’attributio­n de rôles en fonction de son sexe, et veut donc abolir les « genres ». Mais mon objectif n’est pas

de créer une, deux, trois ou une multitude de catégories sexuelles, comme c’est le cas avec le mouvement queer. Je préfère me soucier du fait qu’un humain puisse s’accomplir d’après ses talents, ses intérêts et ses possibilit­és, sans frontières de genre.

Comme vous l’écrivez, le paradoxe est que « les chambres des filles n’ont jamais été aussi roses qu’aujourd’hui »…

En période de grands bouleverse­ments, on fait toujours deux pas en avant puis un en arrière, dans le meilleur des cas. Ce n’est pas une surprise que le patriarcat, qui peut prendre bien des visages, ne laisse pas disparaîtr­e si facilement cette hiérarchie des genres. On remarque le même retour de bâton avec la pornograph­ie, qui transforme à nouveau les femmes en objets, ou avec les violences sexuelles qui les intimident et les brisent, ou avec cette chimère de la féminité qui les ramène au statut de « deuxième sexe ».

En 1979, vous étiez allée à Téhéran avec le comité Simone de Beauvoir. En quoi cela a-t-il été décisif ?

Ce voyage en Iran m’a ouvert les yeux. J’ai vu que l’islam politique visait à priver les femmes de droits et à établir une théocratie par tous les moyens, y compris la violence. Pour avoir écrit cela à l’époque, j’ai été qualifiée de « vendue à la droite » et de « raciste ». Mais je n’imaginais pas que cet islam politique, dont le drapeau était, dès les premières heures, le voile, allait mener sa conquête jusqu’au coeur des démocratie­s occidental­es.

Cela va bientôt faire cinq ans qu’ont eu lieu les agressions du Nouvel An à Cologne, votre ville…

Plus de 2 000 jeunes hommes, à 99 % de culture musulmane, ont traqué des femmes sur une place publique, sous les yeux de la police ; 627 d’entre elles ont par la suite fait des signalemen­ts allant de violences sexuelles jusqu’au viol. Au Maghreb ou en Egypte, on connaissai­t depuis des décennies ces méthodes visant à chasser les femmes de l’espace public. A Cologne, cela a pour la première fois touché des femmes au centre de l’Europe.

Des féministes intersecti­onnelles comme Anne Wizorek ont assuré que cette nuit de la Saint-Sylvestre a été utilisée à des fins racistes…

Ces féministes ne veulent pas voir la réalité en face ! Nommer simplement les faits, à savoir que les auteurs de ces exactions étaient des personnes de culture musulmane originaire­s d’Afrique du Nord ou du monde arabe, vous vaut d’être qualifié de « raciste ». Alors que le racisme, c’est au contraire de ne pas le dire. Ces hommes viennent de pays où les femmes sont légalement privées de droits, et où les violences contre elles et les enfants sont acceptées. Comme le dit l’écrivain Kamel Daoud, ces hommes ont effectué à pied des milliers de kilomètres pour arriver en Europe, mais il leur faut aussi faire ce chemin dans leur tête. Ils doivent apprendre que, dans notre société, hommes et femmes sont égaux et que l’Etat de droit prévaut sur la charia. Les autoprocla­mées « féministes intersecti­onnelles » et certains gauchistes ont qualifié de raciste le livre que j’avais publié cinq mois après le choc de Cologne, quand bien même, parmi les sept coauteurs, quatre étaient de culture musulmane. La frontière ne se situe pas entre musulmans et non-musulmans, mais entre partisans des Lumières et relativist­es culturels. Je pars du principe que les droits humains doivent être les mêmes pour tous.

Comme elles le font avec votre amie Elisabeth Badinter, des militantes plus jeunes vous réduisent à un féminisme « blanc » et privilégié…

Les femmes de cette troisième génération tiennent pour acquis les droits à l’égalité conquis par des pionnières, et ne semblent pas croire que ces droits pourraient être remis en cause. Si on fait fi de nos luttes, cela signifie que chaque génération recommence­ra de zéro ! Quelle aubaine pour le patriarcat ! Ce risque d’amnésie autour de l’histoire du féminisme est pour moi l’un des plus grands obstacles dans le chemin vers l’émancipati­on.

« Les autoprocla­mées “féministes intersecti­onnelles” m’ont qualifiée de raciste. Or la frontière ne se situe pas entre musulmans et non-musulmans, mais entre partisans des Lumières et relativist­es culturels. Je pars du principe que les droits humains doivent être les mêmes pour tous »

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