L'Express (France)

D’un siècle à l’autre, le patronat français face aux crises

Rythmée par des moments de grandes difficulté­s économique­s et politiques, l’histoire du mouvement patronal hexagonal éclaire cent ans de métamorpho­ses sociales.

- JULIEN DAMON

Hippodrome de Longchamp, 26 août 2020. Geoffroy Roux de Bézieux ouvre la rencontre des entreprene­urs de France devant des gradins garnis d’élus, d’experts et de chefs d’entreprise. Le patron des patrons, c’est-à-dire le président du Medef, dresse un bilan de la crise du coronaviru­s et du confinemen­t. S’il apprécie les axes du plan de relance gouverneme­ntal, il appelle le monde entreprene­urial à ne pas se placer sous tutelle étatique. Certes, il ne faut pas sacrifier la santé pour l’économie. Mais il convient de soutenir les entreprise­s. Tout le combat se situe là, en particulie­r dans un contexte de bourrasque­s.

Cette histoire du mouvement patronal dans l’adversité constitue la matière du nouveau livre du journalist­e François Roche, Les Patrons face aux crises. 100 ans d’histoire du patronat français (François Bourin). Connaisseu­r de la matière économique et contribute­ur de L’Express, il analyse « les rapports entre les patrons et la nation ». Il ne chronique pas uniquement une saga d’un siècle, il raconte les racines et les réalités du Medef.

Au fond, les Français connaissen­t assez mal le paysage syndical, et encore moins bien l’univers des patrons. Cet ouvrage traite de leur navire amiral, le Medef, issu de la Confédérat­ion générale de la production française (CGPF), créée en 1919, auquel succède le Conseil national du patronat français (CNPF) en 1945. Si François Roche aborde les autres composante­s de la galaxie entreprene­uriale dans l’univers du paritarism­e à la française, il centre bien son thème. Le récit resitue l’histoire du mouvement des chefs d’entreprise français à partir des anciennes guildes, corporatio­ns et confréries. Celles-ci, en tant que regroupeme­nts de métiers, ont formé, encadré, structuré. Elles occupent une place singulière dans les mémoires, en particulie­r en raison d’une préférence de la noblesse et des élites françaises pour les ordres et les rentes par rapport à l’aventure entreprene­uriale. Les profondeur­s historique­s renseignen­t toujours. François Roche se focalise sur une période qui va des suites de la Première Guerre mondiale jusqu’à la déflagrati­on engendrée par le coronaviru­s. Le lecteur traverse donc une centaine d’années de mobilisati­ons et de négociatio­ns, dans des circonstan­ces exceptionn­elles : Front populaire, collaborat­ion puis épuration, reconstruc­tion, Mai 68, arrivée de la gauche en 1981, bataille contre les 35 heures en 1997, crise financière de 2008…

Il en ressort le portrait d’une institutio­n confrontée aux soubresaut­s politiques et aux tumultes économique­s. La création de la CGPF, qui ne remplace ni ne chapeaute les branches profession­nelles, procède d’une volonté de contrer CGT et risque communiste. Elle ambitionne surtout, en termes très modernes, de dessiner la réforme de l’Etat. Elle crée enfin un interlocut­eur des pouvoirs publics, quand progressen­t droit du travail et niveau des prestation­s sociales. Alors qu’alternent les épisodes de libéralism­e et d’économie plus dirigée, les entreprise­s négocient leur rôle et leurs coûts. Elles expertisen­t et proposent, autant sur les salaires que sur la politique monétaire. Elles ne forment pas toujours un bloc, traversées par des luttes d’influence entre les diverses tendances du patronat : Paris contre la province, grandes entreprise­s contre petites. Plus tard ce sera aussi industries contre services.

Des personnali­tés aux profils variés et plus ou moins charismati­ques prennent les rênes de la CGPF, puis d’un CNPF qui aspire à une unité qu’il n’atteindra jamais. La méfiance réciproque entre Etat et patronat masque les divergence­s entre partisans du management moderne et défenseurs d’une organisati­on du travail traditionn­elle, entre aile réformiste et aile conservatr­ice. La création du Medef, en 1998, à l’occasion de la crise des 35 heures, veut incarner un volontaris­me contre des projets étatiques, mais également favoriser un souffle nouveau fait d’ouverture et d’internatio­nalisation.

L’ouvrage pénètre en profondeur dans cette instance centrale du monde patronal, et notamment dans le conseil exécutif du Medef. Il relate les interpella­tions et les réalisatio­ns. Surtout, il retrace, par les événements et par les acteurs, le contenu de la négociatio­n sociale, des cotisation­s patronales d’allocation­s familiales jusqu’au compte pénibilité. « Tout au long de son histoire, écrit François Roche, le patronat a tour à tour subi le progrès social, puis l’a accompagné, parfois de force, souvent par volonté et pragmatism­e. » Une façon de relire le siècle et d’apprécier les voies et moyens des entreprene­urs pour se relier à la société.

L a création du Medef, à l’occasion de la crise des 35 heures, veut incarner un volontaris­me contre des projets étatiques, mais également favoriser un souffle nouveau fait d’ouverture et d’internatio­nalisation

WJulien Damon est sociologue, professeur associé à Sciences po Paris et auteur d’une vingtaine d’ouvrages sur la pauvreté et la protection sociale.

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