Quand Louis XIV était le « roi du monde »
Avec sa biographie définitive, l’historien britannique Philip Mansel révèle un roi Soleil éloigné des frivolités de Versailles, mais accaparé par les affaires de la planète. Qu’il entend dominer par tous les moyens.
Vingt-cinq ans se sont écoulés depuis la dernière biographie de référence – celle de Jean-Christian Petitfils, parue en 1995 – consacrée au grand monarque. La parution de Louis XIV, roi du monde arrive donc à point nommé. Avec son regard extérieur et décalé, l’historien britannique spécialiste de la France Philip Mansel met en effet l’accent sur la dimension internationale du règne et sur le rôle des femmes – « Louis XIV était presque féministe », assure-t-il. Pour documenter ce récit fluide et stimulant, l’auteur a visité toutes les villes où le roi a séjourné, de Nantes à Toulon et de Dunkerque à Saint-Jean-de-Luz. Et utilisé un matériau inédit : lettres manuscrites du roi retrouvées dans des bibliothèques, notes de travail avec le lieutenant de police de Paris ou encore sources diplomatiques anglaises et françaises. Il fallait un historien anglais pour nous faire redécouvrir le roi de France !
On parle habituellement du roi Soleil à propos de Louis XIV. Mais vous préférez l’appellation « roi du monde ». Pourquoi ? Philip Mansel Tout simplement parce que, outre son projet de modernisation de la France et de domination de l’Europe, son ambition est de former un empire planétaire. Dans l’époque « globale » qui est la sienne, il est dans l’air du temps. Depuis 1600, l’Angleterre et les Provinces- Unies [Pays-Bas] ont fondé des colonies, aux Caraïbes et aux Indes occidentales. L’Espagne et le Portugal sont en grande partie financés par leurs empires d’outremer. Mais la France est en retard. Depuis le début du xviie siècle, elle n’a pris possession que de quelques îles des Caraïbes, comme la Guadeloupe et la Martinique, et du Québec.
Comment entend-il combler son retard ?
En faisant feu de tout bois ! Depuis Versailles, qui éblouit le monde, le roi lance des expéditions tous azimuts, du Mississippi au Siam (l’actuelle Thaïlande) en passant par l’Afrique. Il s’intéresse à tout, ne s’interdit rien. Sous son règne, la France s’établit en Afrique (Madagascar, la Réunion), en Inde (Pondichéry, Surat), aux Antilles (Saint-Domingue, Sainte-Lucie) et en Amérique du Nord. Il parraine des expéditions au Danemark, au Levant, en Afrique, dans les Caraïbes, en Amérique du Sud et en Amérique du Nord, en Asie. La Bibliothèque nationale de France François-Mitterrand abrite deux magnifiques globes – l’un terrestre, l’autre céleste – qui symbolisent justement la puissance impériale de Louis XIV. Offertes au roi par le cardinal d’Estrées en 1683, ces pièces monumentales ne tiennent pas dans n’importe quel salon : elles mesurent 4 mètres de diamètre et pèsent 2 tonnes chacune.
Quels sont les atouts de la France pour conquérir le monde ? D’abord, sa marine. Grâce à Jean-Baptiste Colbert, de loin son ministre le plus brillant, la France dispose enfin d’une vraie flotte. Louis XIV se repose aussi sur ce que l’on appellerait aujourd’hui un vaste « réseau d’influence ». Grâce aux missionnaires de la Société des missions étrangères – dont le siège se trouve encore au 128, rue du Bac, à Paris, à l’endroit où elle fut fondée en 1658 –, il a des yeux et des oreilles partout, au Levant, au Japon ou en Chine. Mais l’atout principal du roi, c’est le roi lui-même. Curieux de tout, avide de connaissance et énorme « bosseur » (il travaille souvent jusqu’à minuit), Louis XIV reçoit, lors de ses dîners, pléthore de voyageurs et missionnaires qu’il bombarde de questions. Outre des ambassadeurs européens, le roi reçoit des diplomates venus de ce que l’on nomme alors « les extrémités de la terre » : la Moscovie, l’Empire ottoman, le Maroc, Alger, Tunis, la Perse.
L’expédition au Siam, racontée dans votre livre, constitue un épisode méconnu et surprenant du règne.
L’histoire commence en 1686 avec la visite d’une ambassade siamoise qui débarque à Versailles après un voyage de deux ans. Des liens étroits sont noués grâce à l’intermédiaire du Premier ministre du Siam, un Grec catholique nommé Phaulkon, qui correspond clandestinement avec le père Lachaise, confesseur du roi. Deux ans plus tard, Louis XIV envoie six navires à Bangkok avec 1 361 soldats, marins, marchands et prêtres. Il projette secrètement d’attaquer Bangkok. Mais un soulèvement se produit en réaction à la présence croissante des Français, qui se conduisent comme en terrain conquis. Les soldats du roi doivent précipitamment appareiller pour Pondichéry, où la France a établi une colonie. Le roi du Siam, lui, s’est mis ses sujets à dos. Accusé de s’être fait berner par le roi de France, il est renversé. Louis XIV nourrit d’autres projets identiquement opportunistes, comme la prise de l’Egypte ou de Constantinople, où il projette de « massacrer les Turcs ». Tout cela, en dépit de son alliance traditionnelle avec l’Empire ottoman. Ces projets ne verront cependant pas le jour.
Louis XIV pratique aussi le « soft power »…
C’est vrai. En 1685, par exemple, il finance l’envoi en Chine de six jésuites français, des professeurs de mathématiques du collège Louis-le-Grand. Les hommes d’Eglise voient l’empereur Kangxi tous les jours, lui enseignent les mathématiques et l’astronomie, dressent pour lui des cartes de la terre et du ciel. Ces « cours du soir » sont récompensés : en 1692, un édit de tolérance leur permet de prêcher le christianisme et de faire des convertis.
Louis XIV se lance également à la conquête de l’Amérique. En 1682, il prend possession de toute la vallée du Mississippi. Ce qui représente l’une des plus grandes prises territoriales de l’histoire de l’impérialisme européen ! Cette conquête aux confins du Far-West s’ajoute à la colonisation du Québec et de la région des Grands Lacs. Désormais, les mots « Nouvelle France » et « Louisiane » sont inscrits en grandes lettres sur les cartes françaises. Mais la Louisiane souffre d’une mauvaise réputation : le climat est malsain, le sol stérile, la population hostile. En 1715, elle ne compte que 300 colons. En réalité, le Québec, d’où la France importe des fourrures, est la seule réussite en Amérique
du Nord. Louis XIV suit de près cette colonisation, qui doit son succès à l’armée qui y opère, capable de nouer des alliances intelligentes avec les autochtones, Hurons comme Iroquois.
Comment expliquer que cette colonisation française ait si mal fonctionné ?
La France en avait les moyens humains, avec ses 24 millions d’habitants, ce qui est beaucoup plus que l’Angleterre (4 millions) ou les Pays-Bas (2 millions). Mais il faut croire que malgré les guerres, les famines et les impôts élevés, les paysans préféraient rester en France. Par ailleurs, Louis XIV a manqué de réalisme. S’il avait encouragé les huguenots à s’installer dans les colonies,
Que pensez-vous de la récente polémique sur Jean-Baptiste Colbert, auteur du Code noir ?
Il est heureux que l’on parle des aspects horribles du passé. Mais, de ce point de vue, Colbert n’était pas exceptionnel. A l’époque, tout le monde était esclavagiste, y compris de nombreux rois africains. Les Européens se voyaient comme de bons chrétiens, alors qu’ils étaient simplement inhumains. Au reste, le Code noir n’était pas le texte le plus brutal de son époque. Il reconnaissait même certains menus droits aux esclaves, comme celui de profiter d’une journée de repos le dimanche. Dans les colonies anglaises, il n’y en avait aucune… Il ne faut pas oublier, non plus, que Colbert a remis l’économie d’aplomb, bâti une marine de guerre et de commerce, relancé l’industrie du luxe (en déclin au profit de Venise), encouragé l’immigration d’ouvriers protestants pour redémarrer la filière textile. Colbert est l’un des plus grands ministres de l’histoire de France, toutes périodes confondues. D’ailleurs, après sa mort, en 1683, la situation se dégrade.
La France a-t-elle du mal à assumer son passé esclavagiste ?
Mais c’est pareil en Angleterre et dans bien d’autres pays. Nous devons nous faire à l’idée que nous n’étions pas des anges qui répandaient partout les Lumières, mais des conquérants arrogants et impérialistes. C’est d’ailleurs quelque chose que nous partageons avec beaucoup de peuples à travers le monde, Indiens, Chinois, Africains, Aztèques, d’autres encore. Les Européens n’ont pas le monopole du mal. Ni du bien, d’ailleurs.
Que reste-t-il, aujourd’hui, de Louis XIV ? Beaucoup de choses ! A la différence de Napoléon, il a laissé la France plus grande qu’il ne l’avait trouvée, augmentée d’une partie de la Flandre, de l’Alsace et de la FrancheComté. On lui doit aussi d’avoir fait de la France le pays occidental où l’exécutif est aujourd’hui le plus fort. Le président y est bien plus puissant que ne le sont le chef de l’Etat américain, le Premier ministre britannique ou la Chancelière allemande. Il ne peut s’agir d’un hasard si, dans ce pays où la monarchie a été si durable, la constitution de la Ve République est celle qui a la mieux fonctionné. D’ailleurs, de Gaulle venait d’un milieu royaliste… Le fonctionnement de l’Elysée, avec son système de cour, tellement prégnant sous Mitterrand, n’a pas d’équivalent. Un seul exemple, récent : l’ascension et la disgrâce d’Alexandre Benalla. C’est un drame digne des Trois mousquetaires. Mais, surtout, il reste Versailles. C’est un atout considérable qui attire 7 millions de visiteurs par an et, tous les jours, des événements culturels ou commerciaux. Aucun autre palais en Europe ne marche aussi bien que Versailles.
LOUIS XIV, ROI DU MONDE
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