L'Express (France)

« Les messages laissés après les attaques ne sont pas si consensuel­s »

Avec leur livre consacré aux mémoriaux éphémères, les sociologue­s Sarah Gensburger et Gérôme Truc éclairent nos processus pour surmonter notre deuil post-attentat.

- PROPOS RECUEILLIS PAR AGNÈS LAURENT

’une, Sarah Gensburger, est sociologue de la mémoire. L’autre, Gérôme Truc, a effectué des recherches sur les attentats du 11-Septembre, ceux de Madrid, en 2004, et de Londres en 2005. Tous deux chercheurs au CNRS, ils travaillen­t dans le même laboratoir­e à l’université de Nanterre. Après le 13 novembre 2015, ils alertent les Archives de la ville de Paris. Il faut absolument préserver des traces de l’émotion qui traverse la société. S’engage alors un travail inédit, à plusieurs, fait de collectes de documents, de prises de photograph­ies, d’entretiens sur le terrain et d’observatio­ns. Une collaborat­ion qui donne lieu à un ouvrage publié le 30 octobre*, à la fois objet de mémoire – avec ses 400 photos – et de réflexion. A l’heure où la France est à nouveau frappée par un attentat, il oblige à s’interroger sur la manière dont s’écrit cette histoire immédiate, à en explorer les nuances derrière les consensuel­s « faire nation » et « vivre ensemble ». Dans les mémoriaux où chacun vient déposer une partie de son ressenti, se joue ce qui deviendra demain notre mémoire collective.

LSuite à la mort de Samuel Paty, comme après d’autres attentats, on a vu les gens se rassembler autour de mémoriaux spontanés. Est-ce nouveau ? Sarah Gensburger Qu’il s’agisse des attentats des années 1980, comme Rue de Rennes, à Paris, ou de ceux des années 1990, notamment à Saint-Michel, il n’y a pas de traces de ces mémoriaux. Ils ont très probableme­nt existé, mais, à l’époque, on n’a pas jugé utile de les conserver. Sans doute parce que la dimension politique de ces actes de violence était jugée plus évidente, à la fois dans leurs motivation­s et dans la réaction de nos dirigeants. Aujourd’hui, la réponse de nos dirigeants est beaucoup plus vague : jusqu’à ces derniers jours, elle ne dépassait guère le « vivre-ensemble ».

Gérôme Truc Il y a trente ou quarante ans, le traitement médiatique des attentats mettait surtout l’accent sur les terroriste­s et leurs intentions politiques : qui attaque ? Pourquoi ? Désormais, on accorde bien plus de place aux victimes et aux réactions de la société civile. On l’a encore vu après l’assassinat de Samuel Paty. La moitié des articles ont porté sur : comment réagissent les habitants de Conflans-Sainte-Honorine ?

Comment le vivent les élèves du collège ? Et ces articles étaient souvent illustrés par des images des mémoriaux éphémères. Les émotions sont devenues centrales.

Aumomentde­sattentats­dejanvier 2015, pourtant, on n’a rien gardé.

G. T. Ces attaques ont placé la ville de Paris dans un état de sidération très fort, un peu comme le 11-Septembre à New York. Collecter n’était pas la priorité, car il y avait tellement de choses à gérer… Les mémoriaux s’abîment, donc avec le temps, on nettoie, on jette et on n’en garde aucune trace.

S. G. Dans les pays anglo-saxons, il existe une notion « d’histoire publique ». On considère que chaque citoyen est un historien en puissance, il y a une pratique ancienne de la collecte de témoignage­s et des choses ordinaires. En France, on n’est pas du tout là-dedans, mais dans une tradition d’histoire patrimonia­le. De ce point de vue, le 13-Novembre marque un tournant.

Pourquoi conserver ce qui, par nature, est éphémère ?

G. T. D’abord, à des fins de recherche. Ces éléments documenten­t les premiers temps de réaction aux attentats, des traces qui se perdent complèteme­nt si on ne s’organise pas pour les récupérer. Par exemple, à propos de la marche du 11 janvier, il y a eu des débats à n’en plus finir sur qui était là ou pas, sur qui était « Charlie », etc. Le problème, c’est qu’on n’a pas collecté les objets des mémoriaux qui s’étaient créés, ni réalisé d’enquêtes de terrain. Pour le 13-Novembre, on peut dire : voilà ce que les gens ont exprimé sous le coup de l’émotion. Et on peut ainsi faire la différence entre la réaction effective de la société, et ce que les médias ou les politiques en ont dit à l’époque.

S. G. Toute archive est éphémère par nature. Ce qui est différent cette fois, c’est la question de la réalité sociale qu’on veut conserver. La plupart du temps, les documents recueillis viennent des puissants, des responsabl­es politiques, des institutio­ns ou des médias. Il y a bien les archives privées qui peuvent être versées dans les fonds municipaux, mais pour faire cette démarche, il faut déjà se prendre pour quelqu’un. Derrière ce travail sur le 13-Novembre, il y a la décision de récolter, dans la société, une voix plus ordinaire, moins puissante.

Qu’apprend-on en les étudiant ?

S. G. Derrière les discours convenus sur le vivre-ensemble, la paix, l’amour, on voit

dans les messages laissés sur les mémoriaux des nuances politiques. Sur ces lieux se construit une communauté de deuil. Grâce à l’observatio­n ou à l’entretien, on s’aperçoit que la décision de déposer un texte intitulé« Amour et paix » peut finalement venir au départ de la volonté d’écrire quelque chose attaquant les musulmans ou, à l’inverse, disant que les attentats sont condamnabl­es, mais que la publicatio­n de caricature­s n’est pas défendable non plus. C’est intéressan­t de voir que l’espace public peut encore remplir pleinement une fonction de forum.

Qu’apportent les registres de condoléanc­es des mairies, comme celui du XIe arrondisse­ment de Paris ?

S. G. Ils permettent de croiser les sources pour travailler sur la mémorisati­on immédiate de l’événement. On y trouve des points communs avec les mémoriaux, par exemple la présence de musulmans qui expriment leur désaccord avec ce qui s’est passé ou encore le rapport à la parentalit­é – « Cela aurait pu être nos enfants » – qu’on sent à travers ces messages. Mais il y a, dans les registres, une chose qu’on ne voit pas dans les mémoriaux, puisque les écrits y ont été collectés séparément, c’est l’influence qu’un message présent sur la page peut avoir sur celui qui écrit après.

Y a-t-il des lieux oubliés dans ce travail d’archivage ?

G. T. Il manque des éléments de la place de la République. Mais aussi à Saint-Denis et au Stade de France. Pour une raison d’abord administra­tive : les Archives de Paris n’intervienn­ent pas dans d’autres communes ! Mais aussi parce que la Ville de Saint-Denis n’a, semble-t-il, pas jugé nécessaire de procéder à une telle collecte, bien qu’il y ait eu des petits mémoriaux là-bas aussi…

S. G. Pour les habitants de Saint-Denis, l’événement, ce fut le 18 novembre – et l’assaut policier de l’immeuble où des terroriste­s se cachaient –, car il agrège d’autres causes comme la précarisat­ion du logement. Il n’a pas trouvé sa place dans le discours officiel sur les attentats. Il ne reste presque plus de traces de ce qui s’est passé à Saint-Denis, sauf un registre de condoléanc­es ou une plaque commémorat­ive…

Même des photos des mémoriaux de l’époque sont difficiles à retrouver. C’est pour ça que dans le livre, nous avons tenu à consacrer un encadré à la ville.

Comment faire mémoire collective quand il manque des bouts de récit ? S. G. C’est tout l’enjeu du futur Musée mémorial des attentats, en cours de conception. Comment y faire entrer toutes les voix ? Y compris celles qui sont divergente­s ? Ou celles des gens qui ne s’intéressen­t pas aux attentats, parfois parce qu’ils sont en situation de marginalis­ation, d’exclusion, comme le montrent certaines enquêtes ? Il faut pouvoir les inclure dans le périmètre, car c’est une réalité sociale. L’enjeu est de construire un récit à plusieurs voix.

On a vu, ces dernières années, des attentats touchant des victimes individuel­les. Comment s’inscrivent-ils dans la constructi­on de cette mémoire ? G. T. Au niveau national, les attaques qui ne font qu’une ou quelques victimes marquent plus lorsque ces morts touchent à des symboles forts et à des valeurs partagées, par exemple l’école dans l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, ou la liberté de presse pour Charlie Hebdo. Mais les rapports aux attentats, quels qu’ils soient, sont toujours socialemen­t différenci­és : le drame de Magnanvill­e, en juin 2016, par exemple, a été oublié par beaucoup, mais pas par les policiers, pour qui il marque un avant et un après, comme ce sera sans doute le cas de Conflans pour le corps enseignant. Pourtant, ce n’est pas la première fois qu’un professeur est assassiné : il y a eu Jonathan Sandler, tué par Mohamed Merah, à Toulouse. Mais il l’a été parce qu’il était juif, non en raison d’un cours qu’il avait donné…

S. G. De même, quand on parle des attentats de janvier 2015, beaucoup ont tendance à oublier la policière Clarissa JeanPhilip­pe. Et, dans les faits, elle est absente des archives. C’est pour cette raison qu’on a tenu à mettre dans le livre une photograph­ie du mémorial éphémère qui lui avait été consacré à Montrouge, même si cela s’est passé en janvier et non en novembre 2015. C’est un problème en termes de patrimoine : certains risquent de s’effacer de la mémoire collective, car aucune trace des émotions provoquées par leur assassinat n’aura été conservée.

W* Les Mémoriaux du 13 novembre, sous la direction de Sarah Gensburger et Gérôme Truc

(Ed. l’EHESS)., 19,80 €.

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Aux abords du Bataclan, à Paris, le 20 novembre 2015.

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