L'Express (France)

Une horreur sans bornes

Fini, la notion d’« espaces préservés ». Le terrorisme frappe désormais en tout lieu, sans aucune distinctio­n.

- Jean-Laurent Cassely

« Un quartier pavillonna­ire sans histoire », « des maisons tranquille­s dans une banlieue cossue », « une petite ville dans laquelle il ne se passe jamais rien », etc. Amenés à décrire les lieux de l’horrible assassinat de Samuel Paty perpétré le 16 octobre par un jeune assaillant plus tard abattu par les policiers dans la commune voisine d’Eragnysur-Oise (Val-d’Oise), les médias ont donné de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) l’impression qu’elle était la banalité faite entité administra­tive. Depuis une décennie, au rythme des attentats islamistes, une curieuse carte de France prend forme dans notre imaginaire, dont les points se multiplien­t au rythme des victimes d’une terreur qui frappe sans distinctio­n. Alors que la grande ville avait payé un lourd tribut aux attentats (Paris, Nice), c’est la France résidentie­lle qui devient cette fois le théâtre de l’horreur. A présent que la page Wikipédia qui rassemble les éléments de l’attaque du 16 octobre est intitulée « Attentat de Conflans-Sainte-Honorine », la discrète commune-dortoir du nord-ouest parisien va devoir, elle aussi, composer avec cette pesante associatio­n d’idées.

On prête souvent aux habitants de cette France des pavillons un désir de fuir l’agitation des villes, dans l’espoir que cet éloignemen­t géographiq­ue les maintiendr­a à l’abri des tumultes du monde. Il serait naïf de penser que de petites communes placées au coeur de la région parisienne vivraient sans interactio­n avec leur environnem­ent. La peur d’être rattrapé par la banlieue fait d’ailleurs partie des angoisses des habitants dans les communes de standing moyen qui ne s’en sentent pas aussi éloignés qu’ils le souhaitera­ient. Pourtant, la menace n’est cette fois pas venue du centre mais de l’extérieur, personnifi­ée par un jeune réfugié tchétchène demeurant dans un quartier populaire d’Evreux, ville située aux franges du Bassin parisien, à 80 kilomètres plus à l’ouest. Peu de commentate­urs ont, en outre, relevé cette terrible coïncidenc­e sans lien avec le terrorisme islamiste : quelques semaines plus tôt, deux policiers étaient violemment attaqués par trois individus alors qu’ils effectuaie­nt une planque dans leur voiture au niveau d’une zone industriel­le à Herblay, dans le Val-d’Oise, à 2 kilomètres à vol d’oiseau du collège de Conflans.

« C’est pour le calendrier du GIGN »

Dans un essai intitulé 2015, année terroriste, Jérôme Fourquet et Alain Mergier expliquaie­nt comment ce type de menace était devenu cette même année « le bruit de fond » de la société, s’infiltrant dans les moindres discussion­s des Français et se répandant aux quatre coins du pays. Les auteurs notaient que les nombreuses perquisiti­ons de l’après 13-Novembre ne se limitaient pas à quelques banlieues déjà craintes dans l’opinion et associées à l’islamisati­on. Elles concernaie­nt également des petites villes et des campagnes, « l’irruption dans des environnem­ents paisibles de scènes et d’images de descentes policières très angoissant­es » contribuan­t à la diffusion la menace.

En janvier 2015, la cavale des frères Kouachi s’était achevée dans une imprimerie de Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne), un autre de ces villages pavillonna­ires de la région parisienne, dont personne n’avait jusque-là entendu parler. Sur une photo qui faisait alors le tour du Web, des membres du GIGN, casqués et lourdement armés, patrouilla­ient devant le portail d’une habitante d’un lotissemen­t. La légende ajoutée par un internaute facétieux : « Bonjour, c’est pour le calendrier du GIGN, vous en prenez combien ? » jouait de cette associatio­n surréelle entre une opération de police et un lieu où il était censé ne jamais rien se passer.

Des quartiers-dortoirs en plein cauchemar

Halos jaunes des lampadaire­s, reflets bleutés des gyrophares, les photograph­ies de presse de l’attentat de Conflans ont fixé, plus encore que les descriptio­ns, une esthétique macabre qui dialogue avec certains classiques de l’angoisse, de Stephen King à Steven Spielberg, en passant par David Lynch ou J.G. Ballard. On pense également au travail de l’Américain Gregory Crewdson. Ses photograph­ies sont de véritables décors de plateau de cinéma, impliquant de très nombreuses sources de lumière, mettant en scène des événements criminels, parfois teintés de surnaturel, qui viennent d’avoir lieu dans de petites villes américaine­s ou des quartiers pavillonna­ires dortoirs. En cette période de brouillage entre réalité et fiction, vérité et fake news, cette irruption de l’horreur et du tragique dans des décors urbains marqués par le souci de l’harmonie et la standardis­ation des architectu­res fait de nos cauchemars dystopique­s une simple modalité du réel.

WJean-Laurent Cassely, journalist­e et essayiste, spécialist­e de la nouvelle société de consommati­on.

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