Comment Orban défie l’UE sur l’Etat de droit
Le dirigeant magyar cherche à édulcorer le mécanisme liant les fonds européens au respect des valeurs démocratiques, qu’il continue de malmener.
La lettre a été remise le 28 septembre à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Signée par Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, elle demande la démission de la commissaire chargée des Valeurs et de la Transparence et annonce rompre tout contact avec elle – une démarche inédite. Quelle faute la Tchèque Vera Jourova a-t-elle commise ? Avoir qualifié le régime magyar de « démocratie malade ». « Une humiliation pour le peuple hongrois », s’est ému l’homme fort de Budapest, aux commandes depuis 2010, qui a multiplié les provocations et les menaces ces dernières semaines. L’objet de son courroux ? Bruxelles tente de lier le versement de fonds européens au respect des valeurs démocratiques, dont la dégradation se poursuit en Hongrie.
Au grand dam du dirigeant nationaliste, jamais l’agenda européen n’a autant été rythmé par la question des libertés fondamentales. Sans surprise, le premier rapport annuel de la Commission sur l’Etat de droit, publié le 30 septembre, se révèle cinglant pour Orban. Atteinte à l’indépendance de la justice, remise en question de la pluralité des médias, harcèlement des ONG, déséquilibre des pouvoirs : la Hongrie coche toutes les cases. « Infondé », a protesté Budapest. Pour le prouver, il a ouvert, avec la Pologne, un institut « contre la répression idéologique libérale » de Bruxelles. Cette alliance de circonstance entre populistes ne doit rien au hasard : Budapest et Varsovie, accusés de « violations graves » des valeurs de l’UE, sont sous le coup de l’article 7 du traité de l’Union. Les partenaires peuvent compter l’un sur l’autre pour ne pas en subir les foudres, l’unanimité étant requise pour décider de sanctions (comme la suppression de leur droit de vote au Conseil).
En réalité, ni les critiques émises par Vera Jourova ni le rapport de la Commission ne préoccupent tellement Viktor Orban. Sa seule inquiétude concerne d’éventuelles « coupes » dans les fonds versés par l’Europe. Il en a un besoin vital : la Hongrie est le premier bénéficiaire de l’aide bruxelloise en part de PIB (4,4 %, soit plus de la moitié de l’investissement public du pays). En outre, « son système hybride entre démocratie et dictature est fondé sur la distribution de ces subventions à des oligarques qui lui sont proches », rappelle Jozsef Peter Martin, directeur de la branche hongroise de l’ONG anticorruption Transparency International. Ce principe de « conditionnalité » a été acté par les Vingt-Sept, en juillet, à l’issue d’un conseil marathon qui a accouché d’un spectaculaire plan de relance économique de 750 milliards d’euros. Viktor Orban tente par tous les moyens de l’édulcorer avec son arme favorite, la menace.
Début septembre, il a fait savoir que son Parlement pourrait ne pas ratifier l’accord, ce qui priverait d’aide tous les Etats membres. Avec Varsovie, il bloque aussi sa validation par le Conseil européen. Pointés du doigt par l’UE pour leur réforme de la justice, les dirigeants polonais se montrent en effet tout aussi véhéments. « Nous défendrons fermement les intérêts vitaux de la Pologne. Veto. Non possumus », a prévenu le vice-président du Conseil des ministres, Jaroslaw Kaczynski, le véritable leader du pays.
Orban n’a pas tort de se sentir visé par l’UE : 2020 est en effet une nouvelle année noire pour la liberté de la presse en Hongrie. En juillet, la majorité des journalistes d’Index, premier site d’information indépendant du pays, ont démissionné pour marquer leur opposition à la refonte prônée par un nouvel actionnaire de la régie publicitaire, proche du Premier ministre. Ils ont depuis fondé leur propre site, Telex, grâce au soutien de 34 000 donateurs. « La ligne d’Index s’est assagie, regrette un de ses anciens reporters, Andras Földes. J’ai songé à quitter la Hongrie, avant de rejoindre ce nouveau média qui prouvera, j’espère, qu’on peut encore faire de l’info indépendante ici. » A la mi-septembre, un autre symbole de la résistance à Orban est à son tour mis à mal. Les autorités ont signifié à la station Klubradio, menacée à plusieurs reprises de fermeture, qu’elle perdrait sa fréquence en février prochain. « Nous sommes la dernière station s’attaquant au gouvernement, c’est une décision politique », s’indigne son patron, Andras Arato, résolu à la contester devant la justice.
« Il y a un risque que l’impartialité de la justice soit entièrement remise en question »
Cette dernière ne se porte guère mieux. Malgré l’avis négatif du Conseil national de la magistrature, qui a pointé son manque d’expérience au sein d’un tribunal et émis de sérieux doutes sur son indépendance, Zsolt Andras Varga, un proche du pouvoir, va prendre la tête de la Cour suprême. « A terme, il y a un risque que l’impartialité de la justice hongroise soit entièrement remise en question, comme c’est déjà le cas en Pologne [NDLR : les Pays-Bas refusent pour cette raison d’y extrader suspects ou condamnés] », s’inquiète le juge budapestois Viktor Vadasz. La tendance est mauvaise. La Cour de justice de l’UE a condamné trois fois la Hongrie cette année : pour la détention de familles de demandeurs d’asile, pour des restrictions en matière de financement des ONG et pour le bannissement, en 2019, de l’Université d’Europe centrale, fondée à Budapest par le milliardaire George Soros, la bête noire d’Orban. Autant de décisions qui arrivent cependant trop tard. « C’est pour cela que le mécanisme liant le versement des fonds au respect de l’Etat de droit peut être utile », fait valoir Daniel Kelemen, titulaire de la chaire JeanMonnet de l’université Rutgers (EtatsUnis). Car Orban ne redoute finalement qu’une seule chose : être frappé au portefeuille.
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