Quand la publicité rate sa cible
Face aux réseaux sociaux, nous serions finalement moins sensibles à la désinformation que nous ne le redoutions.
l ne se passe pas une journée sans que les entreprises du numérique soient vilipendées pour leur capacité à nous surveiller et à nous manipuler. Les livres aux titres plus provocateurs les uns que les autres se multiplient ; Shoshana Zuboff, professeure émérite à la Harvard Business School, allant même jusqu’à affirmer que nous sommes entrés dans le capitalisme de surveillance. Et les documentaires fleurissent, dignes de mauvais épisodes de la série Black Mirror. Pourtant, des travaux récents montrent que cette crainte est exagérée.
ILa fragilité des métriques
La publicité est une communication de masse qui a pour objectif d’obtenir l’attention d’une population ciblée afin de l’inciter à adopter un comportement souhaité, en général un acte d’achat. A l’ère du numérique, l’historique de recherche d’un internaute permet de dessiner très finement son profil, et de diffuser ainsi des vidéos ou des bannières adaptées. Ce ciblage très performant a conduit à créer une industrie énorme, encore inexistante en 1995, mais qui aujourd’hui capte plus de la moitié des 660 milliards de dollars dépensés dans la publicité chaque année*. Cela a fait la fortune d’Alphabet – maison mère de Google et de YouTube – et de Facebook, qui représentent respectivement
22 et 13 % de la dépense mondiale dans ce secteur.
La promesse d’une communication ciblée se doublait d’une meilleure mesure de la performance. Le nombre de vues, de clics et d’achats devait pouvoir être tracé, suivi, mesuré et rémunéré. Mais la réalité est moins rose. L’homme d’affaires Tim Hwang vient ainsi de publier un livre, Subprime Attention Crisis, où il affirme que la bulle publicitaire est comparable à celle des dérivés de crédits hypothécaires qui fut à l’origine de la crise financière de 2008.
Si la comparaison peut laisser sceptique, le livre regorge d’exemples sur la fragilité des métriques utilisées.
Des « fermes à clics » en Inde ou en Chine
Nous avons tous été victimes d’un mauvais ciblage. Cela va de cas potaches, comme la proposition d’un produit pour les cheveux à l’intention d’une personne chauve à d’autres plus dramatiques, par exemple une femme ayant fait une fausse couche qui continue de recevoir des publicités pour futures mamans. Mais d’après Hwang, loin de l’erreur passagère, le secteur entier serait fondé sur un gonflement des audiences. Il est vrai que les faux comptes sont légion, que des logiciels font croire que des annonces ont été consultées des millions de fois en quelques minutes, alors que dans des « fermes à clics », en Inde ou en Chine, ce sont des opérateurs qui actionnent leurs souris à la chaîne pour laisser penser qu’elles ont fonctionné. Mais les outils des géants souffrent, eux aussi, d’incohérences. Ainsi, récemment, Facebook assurait aux utilisateurs d’Ad Manager que leurs publicités atteindraient, chez les 15-40 ans, 1,7 million d’Australiens de plus qu’il n’en existe en réalité ! L’industrie elle-même est très consciente de ces limites. En 2019, un sondage conduit par le cabinet d’études américain Simply Measured auprès de 1 000 spécialistes du marketing digital a montré que 61 % d’entre eux estimaient que la mesure du retour sur investissement constituait leur plus grand défi.
Une faible influence électorale
La bonne nouvelle, c’est que nous sommes également moins sensibles à la désinformation que nous ne le craignions. Matthew Gentzkow, professeur d’économie à l’université Stanford, vient ainsi de montrer que l’influence réelle des réseaux sociaux sur les choix politiques des gens était faible. Il estime que pour qu’une fausse nouvelle ait pu influencer le vote lors de la présidentielle américaine de 2016, il aurait fallu qu’elle ait le même impact qu’une publicité vue à 36 reprises.
Dans le même ordre d’idée, l’enquête menée sur les activités de Cambridge Analytica par la commissaire britannique à l’information, Elizabeth Denham, a conclu que la société, impliquée dans les primaires américaines en 2015, ne l’était pas dans le référendum européen et n’avait pas influencé le résultat en faveur du Brexit. Alors que la polémique fait rage aux Etats-Unis sur le rôle des réseaux sociaux dans la course à l’élection présidentielle, à la suite de la censure d’un article du New York Post incriminant Joe Biden, de la suppression d’un post du président Trump par Facebook et de la décision de Twitter de ne plus accepter les publicités à caractère politique en cette fin de campagne, il y a quelque chose de rassurant à trouver des failles aux algorithmes.
* Selon le World Advertising and Research Center.
WRobin Rivaton, essayiste (L’Immobilier demain, Dunod, 2020), directeur d’investissement chez Idinvest Partners