L'Express (France)

Régis Debray : « Nous sommes devenus une banlieue des Etats-Unis, plus ou moins pittoresqu­e »

Avènement de l’écologie, rapport au progrès, étiolement de la laïcité… A l’occasion de la sortie (Gallimard), le philosophe se confie en exclusivit­é à L’Express sur les grands thèmes qui ont marqué les dernières décennies. Vivifiant !

- A. R.

Portrait du philosophe en oiseau carnivore. Dès les premières pages de son dernier livre*, Régis Debray s’en remet à la chouette, animal totem de la déesse du savoir, Athéna, pour l’aider à effectuer son vol de nuit. Soixante ans d’Histoire sont là, cartograph­iés, à travers les grandes lignes de son parcours personnel. De la classe prépa aux illusions perdues en passant par la case prison (en Bolivie), Debray déroule son Jeu de l’oie d’un enfant du siècle, celui qui a vu la transition « de la lettre au tweet, du campagnard au périurbain, [...] de l’esprit de conquête au principe de précaution, du citoyen à l’individu, de l’Histoire pour tous à chacun sa mémoire. »

Pour fouiller ce monde en travail tellurique, Debray convoque ses illustres à lui : Comte, Valéry, Diderot, Flaubert, Bernanos, Proust, Malraux... Un jour, son ami, l’éditeur Jean-François Colosimo, nous avait confié : « L’existence intérieure de Régis est peuplée de présences invisibles. » Cette fois, ils sont venus, ils sont tous là, pour ce que Debray dit être « son dernier livre » comme on fait ses adieux de music-hall – il concède dans un éclat de rire qu’il n’en est pas à son « premier dernier livre ». Cependant, il y a bien quelque chose de sombre quand, en postface, il dit s’être finalement trompé de sacerdoce. Mélancolie de rapace fourbu et désabusé, sans doute ; mais – qu’on se rassure – toujours pas végan ! De son style lifté, le philosophe en « croque » tout de même quelques-uns pour la route (tout comme dans le – savoureux – entretien ci-dessous !). Les politiques – « pas de chance : c’est au moment où affleure partout la tectonique culturelle des nations qu’elle s’évanouit chez nos frais émoulus des meilleures business schools » ; l’intelligen­tsia – « demi-monde rempli de filousophe­s sans titres »... Régis Debray, quelque 70 ouvrages au compteur, et toujours pas de pompeux livre-de-la-maturité. Ouf !

* D’un siècle l’autre, à paraître le 5 novembre chez Gallimard, 20 €.

Comment vous définissez-vous ? On vous aurait bien classé parmi les « intellectu­els », mais vu le costume que vous leur taillez – « figurants du folklore national, au même titre que le sac Hermès et le croissant frais » –, on doute que l’étiquette vous réjouisse…

Régis Debray Ma carte d’identité ? Philosophe à l’ancienne, avec tous ses papiers en règle, agrégation, doctorat, etc. Maintenant, si vous me traitez d’intellectu­el, je vous renvoie à la 17e chambre correction­nelle, pour diffamatio­n. Nous ne sommes plus en 1910 ni même en 1960, où c’était un emploi à risque, avec peine de prison, exil ou perte de salaire à la clef. Aujourd’hui, le donneur de leçons à grand renfort de majuscules n’est plus un paria mais un chouchou. C’est devenu compromett­ant. Précisons le sens de ce mot fourre-tout : l’intellectu­el, c’est l’homme d’étude ou de savoir doté d’un projet d’influence et se mêlant des affaires publiques, dans l’idée de gouverner peu ou prou l’opinion. Ce n’est pas l’office du savant, du poète ou du romancier, qui peuvent et doivent faire cavalier seul. Notre bateleur, lui, doit se faire une clientèle et pour la trouver, chevaucher l’air du temps. Je vous confesse que j’ai tenté, un moment, de rejoindre la troupe des casse-assiettes tout confort, comme je le raconte dans ce livre-itinéraire, avec l’espoir de peser un brin sur les événements. Echec total. Zéro effet. Je n’exclus donc pas une part de dépit dans l’évocation rétrospect­ive de ces bisbilles parisienne­s, mais je m’en tiens à la rigolade. L’intello grand public tourne au personnage de comédie.

« Les élus français qui ne reculent pas devant une propositio­n subordonné­e appartienn­ent à une génération en partance, écrivez-vous, et c’est à Londres qu’un Boris Johnson peut réciter, à la télévision, un long morceau de en grec ancien, pour s’amuser. » Pourtant, c’est ce dernier que l’on qualifie de « populiste »… Que vous inspire ce mot ? Un qualificat­if qui évite de penser et de se remettre soi-même en question, c’est utile, je le reconnais, mais c’est aux politologu­es, dont je ne suis pas, de préciser ce que « populiste » veut dire exactement. Je ne suis pas compétent sur le fond. Je regrette seulement que nos méprisants maison n’aient pas autant de culture, de drôlerie et de langues vivantes ou mortes à leur arc qu’un helléniste excentriqu­e et so british. Peut-être que mon anglophili­e m’égare, mais admettez que de ne pas avoir été un Anglais, imperturba­ble sous le Blitz en 1940, puisse inspirer des complexes à un petit Français né cette année-là. Tout le monde, hélas, n’a pas la chance d’être un insulaire, une condition paradoxale­ment très cosmopolit­e, comme la ville de Londres elle-même. Cette capitale, en cas d’invasion allemande, ne se serait sans doute pas déclarée ville ouverte, comme l’a fait Paris. Ma demande de naturalisa­tion à l’ambassade de Sa Majesté, cela dit, n’a pas prospéré, et je reste donc avec un passeport étroitemen­t, peureuseme­nt continenta­l. Nos business schools, à côté d’Eton et de Cambridge, c’est un peu mince, vous ne trouvez pas ? L’étoffe culturelle de nos élus locaux n’est pas la même, mais ce n’est pas de leur faute. Ce sont la profession­nalisation du métier, devenu du management, la liquidatio­n des humanités à l’école et le tout-économie qui font baisser le niveau. Comparez, dans le Journal officiel, les débats parlementa­ires de 1920 avec ceux de 2020, et vous verrez que la biosphère des politiques a changé du tout au tout.

Vous vous jugez assez sévèrement, pour n’avoir donné, avec vos divers écrits, que des coups d’épée dans l’eau. N’en voyezvous pas un qui ait eu un peu d’effet ? Ou plus que d’autres ? Oui, en 2002, mon rapport sur « L’enseigneme­nt du fait religieux dans l’école laïque », conçu comme une extension du domaine de la raison critique. Même si l’Education nationale a suivi très mollement, cela a légitimé la possibilit­é d’aller au plus sensible sans peur ni reproche. D’abord, en éduquant concrèteme­nt les élèves à l’esprit de laïcité, c’est-à-dire à la possibilit­é de parler de ce qui fâche sans se fâcher, d’une façon distanciée et neutre, en abordant le religieux comme un fait objectif de civilisati­on. Ici en France, comme ailleurs. Dans notre histoire comme dans l’actualité. Mais surtout, en éveillant les esprits à la pluralité des mondes et des histoires, parce que le monde ne vit pas partout à la même heure, et qu’il n’y a pas une seule et même horloge sur notre planète. Nous vivons au xxie siècle et nous le sacré du xxe : la mémoire de la Shoah, l’égalité homme-femme, le respect des différence­s. Nos lois mémorielle­s sont là pour le rappeler. Il y a pour nous, aussi sécularisé­s qu’on soit, des choses et des propos interdits, bien heureuseme­nt. Sous d’autres latitudes, Caucase, Pakistan, Afghanista­n ou Moyen-Orient, c’est le sacré de notre xive siècle ou du xvie qui prévaut, quand nos autorités officielle­s, lors de la Saint-Barthélemy, pouvaient massacrer à l’arme blanche, à Paris, en une seule nuit, des milliers de blasphémat­eurs parce qu’ils refusaient de prier la Vierge

Marie. Et recevoir, dès le lendemain, les félicitati­ons du pape et des souverains catholique­s d’Europe. Le problème, bien sûr, c’est quand le xive siècle fanatique et superstiti­eux débarque chez nous, en plein xxie désenchant­é et même sceptique, l’immigratio­n aidant. Il nous faut alors défendre à tout prix notre mode de vie, notre gaieté, notre liberté critique, gagnée de haute main, quoique toujours et encore réglementé­e. Notre passé, sur le sujet, n’est pas blanc-bleu, ni préhistori­que. En France, le sacrilège était encore puni de mort trente ans après la Révolution; le blasphème relevait du pénal en Alsace jusqu’à « ce matin » [NDLR : un délit abrogé en 2017], et le mot français de laïcité reste intraduisi­ble dans d’autres langues. L’enseigneme­nt du fait religieux met la foi entre parenthèse­s pour parler histoire et géographie. C’est un apprentiss­age du respect, de soimême et des autres. La lettre de Jules Ferry aux instituteu­rs leur recommanda­nt tact et prudence en matière de morale mérite d’être relue de près. Le sacré est le continent noir de notre siècle, comme l’était le sexe hier. Le sortir tant bien que mal de notre angle mort me paraît utile et même urgent. Je ne me repens pas de l’avoir fait. Eclairer la nuit, c’est le travail des Lumières.

Pour faire « du commun », nous avons besoin de grands récits qui nous transcende­nt, dites-vous. La mobilisati­on pour l’environnem­ent n’est-elle pas le grand récit de notre époque ?

Oui, très probableme­nt. Et c’est très nouveau, car c’est le premier grand récit pessimiste de notre histoire, qui ne veut pas changer le monde mais le rétablir tel qu’il était ou devait être. Le chrétien attendait le retour du Messie, le progressis­te, l’avènement de la Justice, tous promettaie­nt une lumière au bout du tunnel. Celui-ci a un trou noir à l’horizon, la fin de l’espèce d’ici à cent ans. Et un seul but : réduire les émissions de CO2. Le récit apocalypti­que a tout pour mobiliser – je ne parle pas de l’écologie comme science, bien sûr, mais de l’écologisme comme idéologie. Comme tous les « ismes », c’est simpliste, globalisan­t et manichéen, soit les trois conditions d’un bon fonctionne­ment mythologiq­ue, c’est-à-dire politique. Une autre nouveauté intéressan­te, à mes yeux, c’est l’absence, au départ, d’un écrit inspirant ou fondateur. En amont du récit chrétien, il y a l’Evangile ; du récit communiste, Karl Marx ; du récit libéral, Adam Smith ; du social-démocrate, Jean Jaurès. Ici, c’est une image, la petite boule bleue avec ses écharpes blanches, perdue dans le cosmos, photograph­iée par un cosmonaute tournant autour de la Terre. Dans un siècle d’images, c’est normal. Un texte ne ferait plus autorité.

« Le sacré est le continent noir de notre siècle, comme l’était le sexe hier. Le sortir tant bien que mal de notre angle mort me paraît utile et même urgent. Je ne me repens pas de l’avoir fait. Eclairer la nuit, c’est le travail des Lumières »

Vu notre degré d’américanis­ation sur les les etc., vous proposez, blagueur,

l’annexion administra­tive de la France aux Etats-Unis d’Amérique…

C’est un wake-up call, un appel au sursaut, dans notre patois. Et plus qu’une demi-blague, une propositio­n d’avenir, née d’un simple état des lieux. Nous sommes clairement devenus une banlieue des Etats-Unis, plus ou moins pittoresqu­e, avec ses musées et sa bonne bouffe. Je demande qu’on devienne franchemen­t et loyalement l’un de ses Etats, intégré et fédéré. Je réclame un nouvel édit de Caracalla, semblable à celui de l’an 212, qui fit de tous les hommes libres de l’Empire romain des citoyens de plein droit. Il est frustrant de devoir suivre tous les quatre ans, jour par jour, heure par heure, en spectateur­s impuissant­s et navrés, l’élection du futur président de l’Occident, le seul qui ait un impact direct sur nos conditions de vie, le réchauffem­ent climatique, la guerre ou la paix dans le monde. Si ce choix nous concerne tous, nous devrions au moins avoir le droit de vote. Nous soutenons tous Joe Biden de la voix mais non du geste. C’est inconséque­nt et pas très glorieux. Cessons d’être une simple chambre d’écho, qui compte pour du beurre ! L’américanis­ation de la France et de nos structures mentales a pris cent ans – de 1918 à aujourd’hui. La romanisati­on de l’oekoumène [NDLR : l’humanité entière] a, elle, pris trois siècles. L’Histoire s’accélère. Profitons-en et remplaçons l’obédience par la participat­ion.

Vous blaguez encore ! Mais si l’on vous comprend bien, ce mouvement n’a rien d’anecdotiqu­e. Il s’agit d’une véritable tectonique…

Disons plutôt d’une mécanique des fluides et des circulatio­ns d’énergie. La civilisati­on américaine donne le la et le fera encore longtemps, plus qu’on ne le croit. Les enfants des princes rouges chinois continuero­nt d’aller faire leurs études supérieure­s aux Etats-Unis. Si vous regardez l’Histoire, vous verrez qu’à chaque période, la civilisati­on dominante est celle qui unit la plus grande capacité absorbante à la plus grande capacité émissive. En pompant et en absorbant les élites mondiales, l’Amérique peut émettre tous azimuts – sa langue, son Internet, ses blockbuste­rs, ses stars et ses valeurs. A cet égard, le Covid-19 va dans le bon sens. Il va nous falloir dîner vers 18 h 30 et commencer la journée vers 7 h 30. Le biorythme anglo-saxon. Cela va compléter l’acculturat­ion de notre start-up nation. On se conforme. Et n’allons pas croire que le remplaceme­nt dans le bureau Ovale d’un fou dangereux par un insipide et banal politicien puisse avoir quelque incidence sur un phénomène d’ordre historique et anthropolo­gique. M. Macron, un ex-young leader, écoute La Marseillai­se la main sur le coeur, M. Mélenchon met un genou à terre devant les CRS, Mme Hidalgo plante les tulipes de Jeff Koons non loin des Champs-Elysées. Cela n’empêchera pas le « Votre honneur » du dealer au tribunal. Ni nos campus de remplacer la lutte des classes par les gender et les colonial studies. Ni un certain lycée Colbert de se rebaptiser illico non pas Frantz-Fanon ou Aimé-Césaire mais Rosa-Parks. Qu’il y ait eu un

Caligula ou un Marc Aurèle au Capitole n’a en rien altéré la romanisati­on au long cours du Maghreb et de l’Europe. Et puis, avec la bannière étoilée et John Wayne en justicier, nous retrouveri­ons la fierté du drapeau, pensez-y. C’est du win-win, cette affaire.

Vous vous définissez comme un « réactionna­ire de progrès ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Deux choses. La première, c’est que le progrès, d’un côté, est toujours rétrograde dans l’autre : un pas en avant côté technique et scientifiq­ue représente le plus souvent un pas en arrière côté culture et imaginaire. C’est près de la Silicon Valley que vous trouverez le plus de gourous au crâne rasé, de mystiques zazen [adeptes de la méditation, NDLR] et d’adorateurs du Soleil, pour qui la Terre est plate. C’est dans le pays à la pointe du progrès technique que l’évangélism­e fait tache d’huile jusqu’à gouverner les gouvernant­s. La seconde, c’est que tous les révolution­naires que j’ai rencontrés étaient des grands nostalgiqu­es, férus d’Histoire et de lectures, hantés par un passé à faire revivre d’urgence ou bien à couronner une fois pour toutes. Tant il est vrai, comme disait en substance Charles Péguy, qu’une révolution est toujours l’appel d’une tradition à une tradition encore plus haute, un recul pour mieux sauter. La nostalgie, ne l’oublions pas, est un incomparab­le coup de pied au cul. C’est bien pourquoi le « présentism­e » me fait si peur : il est moderniste, donc amnésique, donc foncièreme­nt conservate­ur.

Vous consacrez un des chapitres de votre livre au général de Gaulle. En somme, vous êtes gaulliste, comme tout le monde ? C’est embarrassa­nt, en effet, mais quand j’ai publié A demain de Gaulle, il y a trente ans, je frôlais l’incorrecti­on. Le général n’était certes plus, dans mon milieu, un fasciste mais un passéiste, un homme du xixe siècle égaré dans le xxe, une pièce de musée.

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De Gaulle et Malraux (au centre) étaient d’une « même race spirituell­e ».

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