David Goodhart, coupeur de « Tête »
David Goodhart a le sens de la formule. Sous la plume de cet ancien journaliste du Financial Times très en cour depuis son premier essai publié en 2017, Les Deux Clans (les Arènes), les nations occidentales se divisent entre les « Anywhere », les gens de « partout » – les gagnants de la modernité libérale –, et les « Somewhere », les gens de « quelque part » – les malchanceux restés du mauvais côté de la « branloire » du monde, comme dirait Montaigne. Les premiers forment une « classe cognitive » dominante, soudée par le privilège du diplôme. Les seconds résistent à l’oppression armés de leur seul bon sens, la « vraie sagesse » de notre temps, selon l’auteur. Le nouvel opus de l’essayiste britannique, La Tête, la Main et le Coeur (les Arènes), peut ainsi se lire comme la version outre-Manche du grand refrain populiste de notre époque, « le peuple contre l’élite ». La classe cognitive serait largement responsable du désarroi politique actuel pour avoir prôné sans frein une ouverture au monde – globalisation, construction européenne, immigration –, faisant fi du besoin de sécurité et d’ancrage d’une grande partie de la population.
Pourquoi ces « bien-pensants » ont-ils pris le pouvoir, interroge Goodhart ? Parce que nos sociétés valorisent à l’excès un certain type d’intelligence, celle du QI, des compétences académiques, de la froideur analytique. Haro, donc, sur l’enseignement supérieur, dont la démocratisation depuis le mitan du xxe siècle a créé des générations de technocrates hyperdiplômés et pètesec. Eux, la « Tête », commandent à la « Main » – les travailleurs manuels – et au « Coeur » – les soignants. Or rien ne justifie un tel ascendant, assure Goodhart, qui manie aussi bien les chiffres que les formules généralisantes. Un CV 5 étoiles n’est en rien la garantie d’une utilité sociale particulière, assure celui qui qualifie les électeurs de Trump de « populistes décents » – sans dire à quoi ressemblent, pour lui, les populistes « indécents ». En revanche, l’apport des représentants de la Main et du Coeur à la collectivité ne fait aucun doute, comme l’a montré le coronavirus.
Bien sûr, l’auteur a raison de pointer le mépris de classe dont pâtissent ces catégories de salariés ; d’appeler à la prise en compte de la diversité des talents pour en finir avec la hiérarchisation stérile entre les intellos et les manuels ; de hausser à leur juste place les valeurs d’empathie, de solidarité, d’attention à l’autre ; de dénoncer l’uniformité des profils chez ceux qui nous gouvernent. Mais sa charge contre la société de la connaissance, mère de cette « classe cognitive » méchamment éduquée, vire à la caricature.
Loin d’être un moteur, l’instruction jouerait maintenant contre la démocratie. Les mânes de Condorcet et de ses confrères des Lumières – que notre temps convoque à grands cris – apprécieront. A lire Goodhart, il n’y aurait qu’un intérêt très limité à former des citoyens à la réflexion et à la confrontation d’arguments, devenues des compétences formelles tournant à vide ou permettant l’endogamie sociale. Tout aussi vaine serait l’obsession de la culture générale. Jusqu’à preuve du contraire, pourtant, les connaissances étayent autant la pensée qu’elles fécondent l’imagination. Et raisonner n’est pas dénué d’utilité en démocratie lorsqu’il s’agit de voter des lois ou de choisir son président.
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