La finesse des mots contre les fanatismes
a mission à laquelle Samuel Paty avait voué sa vie était de faire que l’Agora ne devînt pas un champ de bataille. Il s’assurait que la parole libre admette son corollaire, le contradictoire. Le langage est un outil de paix civile. Son appauvrissement est au contraire promesse de violence. La campagne présidentielle américaine est là pour nous le rappeler. Peu de Français auront suivi les deux débats qui ont opposé Trump à Biden, le 30 septembre et le 22 octobre. Ils auraient été édifiés, pourtant. Dans les deux cas frappa la stupéfiante médiocrité de l’exercice. Tous les sujets furent abordés à coups d’assertions brutales, les attaques ad hominem les plus graves furent assénées à coups de marteau, les fake news que propagent les réseaux sociaux furent recyclées sans vergogne. Mais il y eut plus encore.
Lors du débat du 30 septembre, il fut question des bandes armées qui offrent en pleine campagne le spectacle d’une intense guérilla urbaine. Chaque candidat imputa
Là l’autre la responsabilité de ces exactions. Trump accusa Biden de téléguider les « antifa » ; Biden accusa Trump de piloter les milices paramilitaires. Trump demanda à l’une de ces factions, les Proud Boys : « Stand back and stand by » (« reculez et tenez-vous prêts »). L’appel fut perçu comme un aveu. Il fut très commenté, puis on passa l’éponge : après tout, les milices sont un phénomène connu aux Etats-Unis, quasiment un folklore favorisé par l’autorisation dans maints Etats du port d’armes visible.
n réalité, ce moment résuma de façon troublante ce qu’il advient d’une démocratie qui laisse dépérir la dignité de la parole. A l’éructation, à l’agression verbale, au vocabulaire rudimentaire, à l’évanouissement de la civilité démocratique exposés pendant ces débats télévisés correspond – physiquement, concrètement – le déchaînement sur le terrain de soldats de rencontre, de mercenaires avides de dessouder leurs concitoyens. Ces « débats » sont apparus comme l’avers d’une médaille dont le revers est visible dans les rues de Seattle, de Portland ou de Chicago. A la démission morale que traduit le délitement du verbe répondent les échauffourées anarchiques et nocturnes des partisans aveuglés. Ils n’ont plus de mots, mais ils ont des troupes. Habitué à la brièveté infantile du tweet ou à la formule en forme d’uppercut, gavé de slogans et de punchlines, le citoyen des démocraties modernes s’est lassé des discours circonstanciés. Il est bombardé de messages qui le confortent dans ses préjugés. Le doute qui justifie le débat est évincé par les modalités contemporaines de la communication politique. L’entre-soi des groupes fermés sur les réseaux sociaux attise les fanatismes qu’apaiserait une discussion ouverte.
E’inattention portée à la langue finit par donner à penser que celle-ci n’est au fond que le vecteur neutre d’idées qu’on pourrait aussi bien exprimer en n’importe quel idiome. C’est ignorer que la langue n’est pas un code, mais une mémoire, une culture, et qu’elle est porteuse, en son fond, d’une éthique. N’est-ce pas ce qu’on constate lorsqu’un Robert Badinter s’exprime ? La justesse de la langue est la condition d’énonciation d’une morale elle-même juste.
C’est en retrouvant la précision, l’articulation, la complexité des rouages de la langue que nous armerons les esprits contre les fanatismes et les simplifications tyranniques. La langue exacte n’est pas seulement une condition de la liberté d’expression, elle est expression de notre liberté. « Si nous ne pouvons rendre dans nos journaux, nos lois et nos actes politiques une certaine clarté et une certaine précision du sens des mots, nos vies se rapprocheront de plus en plus du chaos », écrivait George Steiner. Cet été, près de 4 millions de vérifications de demandes de validation d’un achat d’arme à feu ont été adressées au FBI. C’est un record historique. Quand la parole désarme, les armes parlent.
LSylvain Fort, essayiste.
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