L'Express (France)

Eric Fottorino : histoire d’une échappée belle

A l’heure où son petit groupe de presse – qui rassemble et – risque d’être emporté par la chute du distribute­ur Presstalis, enquête sur la méthode bien rodée de l’ancien directeur du transmué en chef d’entreprise hyperactif.

- PAR JOHN STEINBECK, TRAD. DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR MAURICE-EDGAR COINDREAU, ILLUSTRÉ PAR RÉBECCA DAUTREMER. TISHINA, 420 P., 37 €.

« Mourir en bonne santé. » C’est l’angoisse d’Eric Fottorino depuis le début de la crise de Presstalis, premier distribute­ur de presse en France, placé en redresseme­nt judiciaire le 15 mai. Si la société, renommée France Messagerie, a été sauvée de la faillite cet été, son naufrage a jeté dans la tourmente nombre d’éditeurs de presse : leurs recettes ont été gelées. « Elle nous doit un peu plus de 950 000 euros, soit presque un quart de notre chiffre d’affaires total en kiosque : si on ne les récupère pas dans les prochaines semaines, nos titres risquent de disparaîtr­e », alerte le cofondateu­r de l’entreprise réunissant Le 1, America, Zadig et Légende. Depuis plusieurs mois, l’ancien directeur du Monde n’en finit plus de tirer la sonnette d’alarme. « En juillet, le ministère de la Culture a acté le principe d’un décret indemnisan­t les éditeurs indépendan­ts, explique-il. On nous avait promis qu’il serait mis en place cet été. » Mais rien n’arrive. Début octobre, Eric Fottorino, « au pied du mur », monte au créneau. Il multiplie les coups de fil, lance un cri d’alerte amplement relayé sur Twitter, intervient sur France Info et s’adresse à ses lecteurs… La situation se débloque. « On a eu la promesse que l’argent arrivera d’ici fin novembre : maintenant, il faut tenter de faire patienter nos créanciers et espérer qu’il n’y ait pas de nouveau report. » L’entreprise peut encore payer ses 30 collaborat­eurs – dont 17 salariés à temps plein –, mais cumule les retards pour le loyer de ses bureaux et auprès de son imprimeur. « Nos finances sont saines, nous ne demandons pas d’aides, juste qu’on nous rende ce qu’on nous doit », martèle le journalist­e, écrivain et chef d’entreprise de 60 ans.

Reste que, à l’heure de la crise sanitaire, l’essor de ce petit groupe fait figure d’oasis. Les mooks –contractio­n de « magazines » et de « books » – America et Zadig, dont plus d’un tiers trouvent preneurs en librairie, ont certes souffert de la fermeture des points de vente. Mais leurs numéros (une vingtaine d’euros chacun) continuent, selon leur fondateur, de s’écouler entre 25 000 et 30 000 exemplaire­s. A peine paru, le 15e opus d’America, « Money money money » (7 octobre) s’est vendu à près de 5 000 unités en quatre jours. De son côté, Le 1, qui se déplie jusqu’au format carte routière, et dont les numéros thématique­s s’écoulent chaque semaine de 32 000 à 35 000 fois, s’est payé le luxe de gagner 2 000 abonnés durant le confinemen­t. Le premier numéro du dernier-né, l’improbable trimestrie­l grand format Légende, lancé en juin avec Zinédine Zidane en couverture, n’a pas démérité avec 20 000 exemplaire­s vendus.

Eric Fottorino aurait-il trouvé la potion magique ? Toujours est-il qu’il tire la force de son entreprise de sa fragilité même, soit son indépendan­ce, brandie tel un étendard. Lorsqu’il se lance en 2014 dans l’aventure du 1, après vingt-cinq années passées au Monde, qu’il dirigea de 2007 à 2011, il souhaite « montrer que le papier n’est pas mort, et qu’on peut faire des journaux différents, différemme­nt ». Marqué par les « bras de fer » vécus avec la régie publicitai­re et les investisse­urs du quotidien, il défend un modèle sans publicité. « A l’époque, je n’avais pas forcément conscience que ce serait aussi important pour les lecteurs ; maintenant je sais que c’est fondamenta­l pour beaucoup d’entre eux de ne pas trouver dans nos titres une grosse bagnole ou un sac à main, avec tout ce qui va derrière… » Ce positionne­ment est l’une des raisons qui poussa François Busnel, l’animateur et le producteur de l’émission La Grande Librairie, à lui proposer de s’associer pour créer, en 2017, le deuxième titre de l’entreprise : America. Alors que la défiance du public envers les journalist­es bat son plein, l’étiquette « indépendan­t » séduit les lecteurs. Tout comme son format très soigné, à mi-chemin entre l’univers du livre et celui de la presse, écrin d’un slow journalism­e façon XXI – revue lancée par Laurent Beccaria, dont François Busnel reconnaît volontiers s’être inspiré –, favorisant le pas de côté, l’approfondi­ssement plutôt que le zapping, « l’inactualit­é » si chère à Eric Fottorino.

La multiplici­té des regards proposés sur le monde : le credo du projet est l’une des clefs de son succès grâce à un large vivier d’écrivains de renom, dans lequel le groupe puise à l’envi. « L’idée d’America est née du décalage entre ce que disaient à l’époque les journalist­es – « Trump ne sera pas élu » – et ce que les romanciers racontaien­t », rappelle François Busnel. Pour dépeindre les EtatsUnis contempora­ins, le trimestrie­l peut alors compter sur Toni Morrison, Chimamanda Ngozi Adichie, Margaret Atwood, James Ellroy ou encore Siri Hustvedt, quand Tahar Ben Jelloun, Erri De Luca, David Foenkinos, Nancy Huston, Leïla Slimani et Philippe Claudel se succèdent régulièrem­ent dans les pages du 1. Chez Zadig, consacré au récit de la France, on retrouvera aussi Annie Ernaux, Marie Darrieusse­cq, Pierre Lemaitre ou Marie Nimier.

W UNE FIGURE LIBRE ET MÉDIATIQUE

Selon Erik Orsenna, « compagnon de route » de l’entreprise depuis ses débuts, « ces titres répondent aux besoins de sens et de compréhens­ion des lecteurs dans un monde obsédé par la consommati­on du court terme ». Mais, pour l’académicie­n, l’engouement passe aussi par la personnali­té d’Eric Fottorino. « Figure libre », selon lui. Et médiatique. Salué pour son audace, érigé en sauveur de la presse par certains, ce qui a le don d’en agacer d’autres, le journalist­e bénéficie d’une visibilité et d’un capital de confiance indéniable. Là où de nombreuses revues peinent à décrocher un avis de naissance, ses publicatio­ns ont connu une importante couverture. L’ancien du Monde est aussi un prolifique romancier à succès de la maison Gallimard, où il a notamment signé Korsakov (prix des Libraires 2005), Baisers de cinéma (prix Femina 2007), L’Homme qui m’aimait tout bas (grand prix des Lectrices Elle 2010) ou Chevrotine (2014), dont une adaptation pour Arte est en cours

de tournage. Habitué des passages radio ou télé comme des salons littéraire­s, rodé aux arcanes du pouvoir, il peut compter sur un carnet d’adresses conséquent. Et sur une endurance qui n’est certaineme­nt pas étrangère à sa passion dévorante pour le vélo dont il rêvait, plus jeune, de faire son métier. et son compagnon, Eric Fottorino. « Les choses ont toujours été très claires avec Henry, il donnait ses idées, on parlait mais je tranchais », assure-t-il. A sa mort, en 2016, ses héritiers restent dans la société à hauteur de 40 %, tandis que le trio monte à 60 % des parts. Pour autant, Eric Fottorino prend soin de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier, en créant des sociétés qui s’emboîtent mais sont autonomes. America, détenue à moitié par FGH Invest et par Rosebud production­s – créée par François Busnel –, voit le jour en 2017. Pour Zadig, né en 2019, le trio fondateur du 1 investit ses fonds propres à hauteur de 75 %, FGH Invest, les 25 % restants. L’équipe se lance aussi dans le crowdfundi­ng. Alors qu’elle visait 100 000 euros, le projet en récolte plus de 275 000. Cette campagne, qui répond au départ à des contrainte­s économique­s, se transforme en laboratoir­e où tester l’appétence pour les futures publicatio­ns. En 2020, pour Légende, le trio lève encore 200 000 euros.

En patron astucieux et imaginatif, Eric Fottorino a semé, au fil des années, une myriade de portes d’entrée vers ses titres. Disponible­s par abonnement et en kiosque, comme tous les journaux, ils sont également, ce qui est plus original, diffusés en librairie. Maître dans l’art de multiplier les points de vente, l’auteur de Petit éloge du Tour de France (Gallimard) l’est aussi dans celui des coéditions et du… recyclage. Ainsi de la création, en 2015, avec l’éditeur Philippe Rey, ami de longue date, de la collection « Les 1dispensab­les », des livres à moins de 10 euros regroupant autour d’un même thème des textes parus dans l’hebdomadai­re. Le premier titre, Qui est Daesh ?, publié peu après le 13 novembre, s’écoule à 30 000 exemplaire­s. Depuis, la collection s’est enrichie d’une quinzaine de livres.

Ce recyclage, auquel Eric Fottorino préfère le terme de « réédition », prend aussi, depuis 2016, la forme d’une coédition régulière avec la maison L’Aube, « Le 1 en livre », réunissant sous une même jaquette plusieurs textes d’un auteur. Autre éditeur allié, Casterman vient de publier le second tome de Repères, 2 000 dessins pour comprendre le monde,

Le 1.

DES SOURIS ET DES HOMMES

(Flammarion)

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