L'Express (France)

Les géants de la Tech déjà à l’offensive

- R. B.

Pour conserver le plus possible les utilisateu­rs dans leur écosystème, Facebook, Apple et les autres Gafa accélèrent sur le terrain des services financiers.

Ce sont quelques lignes dans un rapport d’une centaine de pages. Il faut être « particuliè­rement vigilants sur les conséquenc­es d’une telle concurrenc­e », écrivent les experts financiers du G20. Leur inquiétude ? Que les « usual suspects » de la Tech – Google, Apple, Facebook et Amazon – viennent trop braconner sur les terres des banques. Et, à terme, les remplacent… Le rapport a été publié à la fin de 2019, juste avant le début de la crise du Covid-19. Le moins que l’on puisse dire, c’est que leur crainte était loin d’être infondée.

Onze mois après cette « alerte », Amazon et ses amis de la Silicon Valley sont plus que jamais à l’offensive sur le terrain de BNP Paribas et HSBC, qui ne savent pas trop comment réagir. Comme d’habitude avec les Gafa, l’attaque n’est pas frontale. Elle est même presque amicale. « Nous travaillon­s bien avec tous les acteurs », a rappelé cet été Mark Zuckerberg, sans toutefois citer les banques. Mais les faits sont là : les Big Tech avancent leurs pions en appuyant là où ça fait mal, et, en premier lieu, sur le segment du paiement. « Les Big Tech sont en train de devenir des acteurs majeurs sur le marché du paiement », confirme Stéphane Dehaies, associé chez KPMG.

D’abord vus comme des gadgets, Apple Pay, Google Pay et les autres applicatio­ns de paiement sur smartphone (Samsung a aussi la sienne) ont percé auprès des utilisateu­rs. La crise sanitaire et le boom du sans contact ont clairement accéléré leur adoption. Il est désormais banal de voir des clients payer avec leur téléphone dans les supermarch­és, au restaurant, au cinéma. En France, les « X Pay » – applicatio­ns de paiement mobile – représente­nt aujourd’hui 3 % des opérations. Un chiffre qui reste très modeste par rapport à la carte bancaire et au liquide. Mais il ne cesse de progresser, et le gisement est colossal : chaque Big Tech compte des centaines de millions d’utilisateu­rs. Avec son écosystème (WhatsApp, Messenger et Instagram), Facebook peut même se targuer d’avoir une communauté active – 2,3 milliards de personnes –, supérieure à la population de n’importe quel pays du monde. En face, même les plus grosses banques de la planète, comme les américaine­s JP Morgan Chase ou Wells Fargo, n’affichent pas plus de 100 millions de clients.

Conscients de cette force, les rois de l’économie numérique ne comptent pas s’arrêter en si bon chemin. « Ils veulent être incontourn­ables pour les utilisateu­rs, donc il leur faut être présents sur tous les services », souligne Thomas Rocafull, associé chez Sia Partners. Même bancaires. Et la liste est longue : comptes courants, assurances… « Les Big Tech sont dans une logique d’extension de la relation utilisateu­r au quotidien. Les services financiers sont vus comme la continuati­on pratique de leurs activités existantes dans le e-commerce, les réseaux sociaux...», résume Nicolas Petit, président de Native, un cabinet de conseil en stratégie numérique. Avec toutes les données en leur possession, les Gafa pourront même, à terme, proposer du crédit. Selon une récente enquête de McKinsey, près de 1 Américain sur 2 serait prêt à confier ses finances à Google ou à Amazon.

Reste que les obstacles sont encore nombreux. Outre la vigilance des Etats, notamment européens, la banque est une activité très réglementé­e. Et les Gafa n’ont pas envie d’être trop contraints avec une licence, qui implique tout un tas d’obligation­s (fonds propres, régulation…). Conscients du problème, les Big Tech ont donc décidé de s’allier avec les banques pour leurs produits « hors paiement ». Apple a lancé, en 2019, une carte et un compte bancaire en partenaria­t avec Goldman Sachs. Google est en train de faire de même avec Citigroup. Amazon, qui multiplie les initiative­s dans le paiement, est toujours en pourparler­s avec JP Morgan Chase. Seul Facebook a décidé de partir en solo avec WhatsApp Pay et avec son projet de monnaie numérique Libra, qui lui ont valu une volée de bois vert de la part des Etats. « Nous sommes des partenaire­s naturels des Gafa », veut croire le dirigeant d’une banque française. Mais pour combien de temps encore ?

Car la législatio­n ne cesse d’évoluer, à l’image de l’Open Banking, un partage sécurisé des données entre les organismes financiers… Et les Big Tech n’ont pas pour habitude de se partager le gâteau. Ou alors seulement au début. « Les Gafa ont besoin de l’expérience des banques pour se développer dans le secteur », souligne Stéphane Dehaies. Mais quand ils pourront opérer seuls, ils largueront les amarres, prédisent la plupart. En Chine, les applicatio­ns de paiement WeChatPay (Tencent) et Alipay (Alibaba) n’ont fait qu’une bouchée des services bancaires. « Elles s’occupent d’absolument tout », poursuit le consultant. Même si elles restent très importante­s dans le pays, les banques chinoises fonctionne­nt de plus en plus comme de gigantesqu­es tiroirs-caisses. « Les super apps chinoises ont capté toutes les activités qui avaient de la valeur pour connaître au mieux leurs clients », souligne Stéphane Dehaies. Une situation qui fait rêver les géants de la Silicon Valley.

Comme d’habitude, l’attaque n’est pas frontale. Elle est même presque amicale

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ouvre progressiv­ement ses toutes nouvelles agences, les « ING House ». Celle où travaille Marlies, située à Utrecht, à une cinquantai­ne de kilomètres au sud d’Amsterdam, a été inaugurée en juin dernier. Et elle détonne ! Pas seulement parce qu’on peut y boire ou grignoter quelque chose… Tout y est différent par rapport à une agence bancaire classique. D’abord l’extérieur. Exit l’orange iconique d’ING et les affiches promotionn­elles pour les crédits immobilier­s ou les produits d’épargne. La façade et ses gigantesqu­es vitres font penser à un incubateur de start-up branchées.

A l’intérieur, le contraste est tout aussi saisissant. Dans un open space de plus de 400 mètres carrés, conçu sur plusieurs étages, les clients peuvent travailler sur des tables design, assis sur de grandes banquettes en velours de toutes les couleurs. Il y a même de petites cabines et des poufs flashy pour s’isoler et passer ses coups de fil, comme le fait Hanke, de passage dans « sa » banque entre deux rendez-vous. A l’étage, plusieurs salles privatives permettent d’organiser des réunions. Pour un peu, on en oublierait presque qu’on est venu voir son banquier. « C’est le but, glisse malicieuse­ment Marlies. On veut que les gens se sentent comme chez eux. » Mais l’immeuble est bel et bien une banque. L’approche est simplement différente. « Nos agences ne peuvent plus avoir le même rôle qu’en 1990 », résume-t-on au siège de l’établissem­ent.

Ce nouveau concept est le fruit d’une longue réflexion entamée après la crise de 2008. « A l’époque, on a compris que l’environnem­ent allait complèteme­nt changer », explique Maurice van der Pauw, qui s’occupe en interne de ce gigantesqu­e aggiorname­nto. « Et les clients, surtout », précise le consultant. Avec Internet et l’usage du smartphone, la relation à distance s’est démocratis­ée. Plus besoin de se rendre dans son agence pour gérer ses comptes, payer une facture ou virer de l’argent. Même les prêts peuvent se faire en ligne. « Il fallait donc trouver un nouveau rôle pour le réseau », explique Maurice van der Pauw.

Ce chantier a progressé en plusieurs étapes. La banque symbolisée par un lion orange a d’abord réduit la voilure, passant d’un peu plus de 500 à environ 250 agences sur tout le territoire. « Cela n’a pas été simple », concède-t-on en interne, alors que des centaines de personnes ont perdu leur emploi. ING a ensuite segmenté son nouveau réseau en trois catégories : d’abord, les « points de vente digitaux », c’est-à-dire des corners installés dans des librairies ou de petits supermarch­és. Ces sites, qui ne comportent qu’un ordinateur, ne sont pas gérés par des salariés de la banque. Ils sont franchisés. Puis les « agences intelligen­tes » en lieu et place des agences traditionn­elles, où les clients peuvent rencontrer un conseiller maison. Mais uniquement sur rendez-vous. Enfin, les « ING House », comme celle où travaillen­t Marlies et plusieurs autres salariés.

Si toutes ces succursale­s sont différente­s, elles visent néanmoins le même but : rendre le client le plus autonome possible avec l’applicatio­n. Autrement dit, qu’il soit capable de tout gérer seul, à distance. « Quand un client vient dans une agence, il faut que ce soit la dernière fois, sauf s’il a une demande importante, comme une succession ou des investisse­ments à gérer », souligne Maurice van der Pauw. Une philosophi­e qui n’a pas été simple à faire passer en interne. Mais qui commence à infuser. Entre 2018 et 2020, le nombre de clients d’ING n’utilisant pas l’applicatio­n a reculé de 500 000. Aujourd’hui, seuls 15 % des usagers de la banque n’ont pas encore basculé dans le monde numérique. Et leur nombre ne cesse de baisser.

Cette stratégie a également permis de faire des économies. Si ING n’a jamais communiqué officielle­ment sur le sujet, les gains réalisés s’élèvent à plusieurs centaines de millions d’euros. Signe que le chemin emprunté par le groupe batave n’intéresse pas que ses compatriot­es – Rabobank et ABN Amro –, plusieurs établissem­ents étrangers sont venus voir tout ce qu’elle avait mis en place. « Même des banques françaises nous ont contactés », confie un proche de la direction. D’autres établissem­ents européens ont déjà commencé à mettre en place cette stratégie. En Espagne, Santander investit depuis des années pour développer l’applicatio­n la plus aboutie possible. Parallèlem­ent, le géant espagnol a, lui aussi, entrepris d’alléger son réseau. Avant la crise du Covid-19, il a lancé un vaste plan visant à supprimer le quart de ses 4 350 agences.

Mais le mouvement touche en réalité toutes les banques, notamment en Europe. « Tout le monde travaille sur ce sujet », explique Thomas Rocafull, associé chez Sia Partners. « Après, c’est vrai que certains sont plus avancés que d’autres. » Aux Etats-Unis aussi, le « toilettage » a commencé. Chase, la banque grand public de JPMorgan, expériment­e des agences plus accueillan­tes pour les clients, avec un système de réservatio­n en ligne des rendez-vous. En France, les banques tâtonnent, même si des réflexions sont en cours. En rachetant Compte Nickel, BNP Paribas s’offre par exemple une belle présence dans des milliers de bars-tabacs. De là à cuisiner des cookies pour ses clients, il n’y a qu’un pas…

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« On veut que les gens se sentent chez eux. » Une « ING House » à Utrecht (Pays-Bas).

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