L'Express (France)

Face à la Turquie, l’Europe doit faire plus que montrer les dents

Défiés par le président Erdogan, les Vingt-Sept ont l’obligation d’afficher une unité sans faille. Il y va de leur crédibilit­é.

- PAR ÉRIC CHOL ET CHARLES HAQUET

Il était temps ! Lundi 26 octobre, Angela Merkel a – au bout de deux jours et via son porte-parole – enfin condamné les propos « diffamatoi­res » de Recep Tayyip Erdogan envers Emmanuel Macron. Lors d’un discours télévisé, le président turc avait conseillé à son homologue français « d’aller se faire soigner ». En cause : sa volonté de lutter contre le « séparatism­e islamiste » et de « structurer l’islam ». Voir la chancelièr­e allemande hausser le ton contre le dirigeant turc, même du bout des lèvres, a sans doute mis un peu de baume au coeur d’Emmanuel Macron, qui se retrouve en première ligne devant l’inquiétant reis (chef) d’Ankara. Ce n’est pas la première fois que les deux hommes s’affrontent. En octobre 2019, notre chef de l’Etat avait vertement critiqué l’interventi­on turque en Syrie contre les Kurdes puis, quelques mois plus tard, celle qui a eu lieu en Libye. Il avait également dénoncé les projets de forage off-shore d’Erdogan en Méditerran­ée orientale, au mépris du droit internatio­nal. Et, plus récemment, l’envoi de mercenaire­s syriens dans le Haut-Karabakh afin d’épauler les forces azerbaïdja­naises. Pour faire oublier ses mauvais résultats économique­s, Erdogan, dont l’étoile ne cesse de pâlir dans son propre pays, a besoin d’un bouc émissaire. Emmanuel Macron, le seul – ou presque – à se dresser sur son chemin, est la cible idéale. Fustiger cette France laïque qui aurait un « problème avec l’islam » ? L’occasion est parfaite pour celui qui se rêve en sultan moderne et veut s’ériger en chef du monde musulman. S’attaquer à Macron est d’autant plus facile qu’Erdogan sait que notre président n’aura pas de soutien unanime en Europe. Les conclusion­s du dernier Conseil européen, les 1er et 2 octobre, en sont la navrante illustrati­on. Réunis à Bruxelles, les 27 chefs d’Etat et de gouverneme­nt y ont débattu sur la Turquie durant huit heures… sans qu’émerge le moindre consensus. Pis, on a reporté au mois de décembre la décision de sanctionne­r – ou pas – Ankara, tout en faisant miroiter au régime des aides financière­s supplément­aires pour gérer les camps de réfugiés. Dans les jours suivants, Erdogan a envoyé ses navires forer au large de l’île grecque de Kastellori­zo, au nez et à la barbe des Hellènes, ce qui donne une idée de l’estime qu’il porte aux Européens. Depuis un an et demi, les conclusion­s des différents conclaves bruxellois sont sans appel : les provocatio­ns à répétition d’Ankara n’ont, jusqu’à présent, pas réussi à susciter de réactions de la part des Vingt-Sept, qui s’aplatissen­t à chaque nouvelle rodomontad­e. L’Union admoneste, mais refuse de puiser dans son carquois de sanctions, repoussant systématiq­uement au sommet suivant la mise en oeuvre d’éventuelle­s punitions… « Elle risque de se discrédite­r à montrer les crocs sans jamais mordre », résume Sébastien Maillard, directeur de l’Institut Jacques-Delors. Une position qui rappelle celle, pas très glorieuse, d’un Barack Obama il y a quelques années, à l’égard du régime syrien, avec ses fameuses lignes rouges, allègremen­t franchies sans riposte de la Maison-Blanche. Pourquoi autant de prudence de la part de l’Europe ? A cause, une fois encore, de ses divisions. Face au (petit) camp des prosanctio­ns, emmené par Emmanuel Macron, et dans lequel on trouve la Grèce, Chypre ainsi que l’Autriche, la majorité de nos partenaire­s trouillote­nt à l’idée de provoquer le sultan d’Ankara. A commencer par Angela Merkel, qui renoue avec sa prudence légendaire, et continue de prôner une relation « constructi­ve » alors même que la Turquie s’emploie chaque jour – ou presque – à torpiller les codes de la diplomatie. Mais la chancelièr­e craint qu’Erdogan rouvre les vannes migratoire­s, provoquant un nouvel afflux de réfugiés dans l’Union. Elle n’oublie pas non plus qu’au moins 3 millions d’Allemands ont des origines turques – une communauté qu’elle entend ménager. Cette circonspec­tion s’observe également dans les pays d’Europe orientale, qui ne souhaitent pas faire imploser le pacte migratoire signé en 2016 entre Bruxelles et Ankara. Enfin, plusieurs de nos voisins craignent également de provoquer le pays à la tête de la deuxième armée de l’Otan, derrière les Etats-Unis. Autant de bonnes raisons pour ne rien faire, si ce n’est de condamner les propos de Recep Tayyip Erdogan. Ceux qui avaient cru au réveil de l’Union seront déçus. Son silence assourdiss­ant face à la Turquie n’a que trop duré. Le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, le dit lui-même : « L’usage continu d’un discours de sanctions n’est pas constructi­f […]. L’Union européenne doit comprendre qu’elle ne peut rien obtenir de cette manière. » Exact, et c’est précisémen­t pour cette raison que, si l’Europe veut se faire entendre, elle doit passer des mots aux actes.

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En Turquie, les positions de Macron sont piétinées.

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