L’empereur romain est aussi un citoyen
Vertueux, mais aussi accessible, acceptant les critiques et refusant les honneurs : tel est le bon empereur aux ier et iie siècles ap. J.-C. à Rome. Il se doit d’être le « primus inter pares » , premier parmi ses pairs. Un modèle appelé à durer.
Peut-on être à la fois empereur, aristocrate et citoyen ? L’idéal du prince citoyen des débuts du principat, entre les règnes d’auguste et de Trajan (27 av. J.-C.117 ap. J.-C.), permet de s’interroger sur les pratiques politiques d’un empereur dont les pouvoirs étaient fondés sur le souvenir d’une res publica (« république ») disparue, mais toujours présente dans l’esprit des Romains. Le respect des aristocrates et de leur autorité, le refus de marques d’honneur trop importantes, l’acceptation de la libre parole et la proximité avec le peuple sont autant d’éléments sur lesquels s’appuya le Principat, nouvelle forme de gouvernement fondée sur le consensus civique.
Un monarque républicain
Contre une lecture qui voit dans l’avènement de l’empire un phénomène fulgurant et inéluctable, les historiens préfèrent aujourd’hui souligner le caractère progressif et ambivalent de la mise en place du principat après la victoire d’auguste à Actium, le 2 septembre 31 av. J.-C. 1. L’installation prudente du régime était d’autant plus nécessaire que la république, mise à mal par de multiples épisodes de guerres civiles entre 49 et 31, demeurait la référence politique des Romains. La plupart des auteurs anciens, de Cicéron à Tacite et jusqu’au iie siècle au moins, désignent d’ailleurs l’état romain comme une « res publica ». OctaveAuguste lui-même s’est présenté comme celui qui, dès 28 av. J.-C., avait « restauré » la république.
Or le régime républicain était un système collégial fondé sur la haine de la royauté et il ne prévoyait pas le pouvoir d’un seul homme, ce que le vocabulaire politique grec désigne comme « monarchie » (c’est-à-dire le « pouvoir d’un seul »). Ainsi, l’avènement d’un princeps (« le premier ») à la tête de Rome avait de quoi dérouter. Parmi les adaptations que réclamait la nouvelle situation impériale, la plupart des empereurs affectèrent d’apparaître comme des citoyens ou des aristocrates dans la lignée de leurs prédécesseurs républicains.
Le discours sur le prince citoyen existe dès l’époque d’auguste, mais prend une importance nouvelle aux iie et iiie siècles, chez Pline le Jeune, Suétone, Plutarque et Cassius Dion (le plus souvent appelé Dion Cassius, des recherches récentes ont montré qu’il est historiquement plus juste de le nommer dans ce sens). L’arrivée du christianisme modifia par la suite la manière de penser un pouvoir impérial désormais caractérisé par la distance d’un empereur choisi par Dieu.
Ce « monarque républicain » se veut « prince citoyen » (civilis princeps) et « premier parmi ses pairs » (primus inter pares). Ces appellations soulignent les ambiguïtés du pouvoir aux deux premiers siècles de notre ère ; mais elles sont à l’origine du consensus qui assura la mise en place
puis la longue durée d’un régime nouveau, présenté comme la continuité du précédent2. Cette façade républicaine a parfois été perçue, depuis l’antiquité et jusqu’aux historiens contemporains, comme un simulacre ou un « cérémonial de condescendance ». Toutefois, l’historien britannique Andrew Wallace-hadrill a rappelé que ces décennies situées à mi-chemin entre la république et l’empire furent l’occasion pour l’empereur de se conformer aux règles de la cité républicaine, cette attitude exemplaire faisant de lui un modèle du bon prince (cf. p. 74) 3.
Vertueux et accessible
L’empereur devait assurer sa supériorité en se montrant plus conforme que les autres citoyens aux normes (sociales, politiques, religieuses) et aux vertus ( virtus, justice, clémence, piété) héritées de la république : ce faisant, il s’intégrait pleinement dans la communauté civique, tout en se distinguant par l’exemplarité de son attitude (cf. p. 76). Même s’il pouvait être amené à s’isoler du fait de ses responsabilités politiques, le prince, « premier » des citoyens, devait se comporter comme le citoyen parfait, respectueux du peuple romain et se mettant périodiquement en scène comme tel.
Il se devait tout d’abord d’être accessible, qualité de tout dirigeant à l’époque républicaine. Ainsi, écrit Cassius Dion, Tibère était « d’un abord facile et honorait les magistrats comme s’il eût vécu sous un gouvernement républicain ». Une autre anecdote rapportée par le même auteur illustre cette attitude : une femme ayant adressé à Hadrien une demande dans une rue où il passait, l’empereur répondit qu’il n’avait pas le temps. La femme lui lança : « Alors cesse d’être empereur. » Hadrien se retourna et lui donna audience. Le prince, à l’instar du magistrat républicain, devait se montrer sensible aux demandes de ses administrés et y répondre directement.
La manière d’habiter Rome en disait long sur l’inclusion de l’empereur dans la cité. Vespasien prenait ainsi soin de se montrer disponible lorsqu’il était dans sa maison du Palatin, qu’il quittait fréquemment afin de se mêler au peuple ou de rendre la justice sur le Forum. A ce propos, Pline le Jeune nous dit dans son Panégyrique de Trajan que « ce qui est une citadelle inaccessible, ce qui est un rempart inexpugnable, c’est de n’avoir pas besoin de remparts ».
Toutefois, l’accès direct à l’empereur devait être difficile dans la pratique quotidienne. Suétone rapporte que Tibère, retiré dans sa villa à
Capri, souhaitait marcher seul, mais qu’un pêcheur escalada un promontoire pour lui offrir un immense poisson. Tibère, apeuré, fit fouetter le visage du pêcheur avec le poisson puis avec une langouste qu’il avait également prise. L’épisode, chargé de stéréotypes répondant à la volonté de blâmer l’attitude tyrannique de Tibère, indique que les princes retirés de Rome s’éloignaient de l’idéal du prince citoyen.
Le respect du sénat et du peuple
Après la mort de Caligula en 41 ap. J.-C., les aristocrates demandèrent à Claude s’il obéirait aux ordres du peuple et à l’autorité du sénat. Celui-ci répondit qu’il n’était qu’un citoyen comme les autres et qu’il ne pouvait résister au consensus. En rapportant cet épisode, Tacite insiste sur ce qui distingue le nouveau prince appelé à gouverner après un tyran qui avait maltraité l’aristocratie : se soumettre aux sources de la légitimité du pouvoir. Le maintien de la république reposait sur le respect ostensible envers les magistrats de la cité et sur une nette distinction des pouvoirs : le prince, qui est parfois empereur et consul à la fois, ne devait jamais confondre les deux charges et leurs sphères d’action respectives.
C’est surtout l’attitude du prince envers les sénateurs et les chevaliers qui déterminait sa qualité citoyenne : l’aristocratie « faisait » le prince citoyen, sur le moment comme pour la postérité. Les empereurs qui respectaient la république et ses magistrats (Auguste, Claude, Vespasien, Titus) furent considérés comme de bons princes alors que les monarques qui assumaient clairement la supériorité de leur position (Caligula, Tibère et Néron en fin de règne, Domitien) furent désignés comme des tyrans : « Dans leur extrême orgueil, les despotes avaient cette conviction : ils cessaient d’être princes s’ils agissaient en sénateurs » (Pline le Jeune).
Refuser les honneurs
Quelle forme prenait la déférence envers le senatus populusque romanus ? César fut, selon les auteurs anciens, coupable d’une démesure politique et religieuse qui lui valut d’être
assassiné. Le principat d’auguste et les débuts de celui de Tibère, ainsi que ceux de Claude et Vespasien, s’efforcèrent, selon nos sources, d’éviter ce travers. En effet, ces princes refusaient à Rome même tout honneur qui les différencierait du reste de la communauté civique. De leur côté, soulignent les auteurs, les tyrans Caligula et Domitien étaient heureux de s’élever au-dessus des hommes.
La teneur des Res Gestae Divi Augusti, bilan politique de l’empereur Auguste, montre que ce dernier mit un point d’honneur à refuser des charges et magistratures trop nombreuses : il ne les acceptait qu’à la condition que cela soit conforme à la tradition et accepté par ses « collègues ». On touche à ce que l’historien Walter Eder nomme le « pouvoir de la tradition », qui est dans ce cas précis une « invention de la tradition » républicaine4. En effet, cette ostentation du refus de charge s’observe très rarement à l’époque républicaine (à l’exception de Pompée) et le principat recomposait ici la mémoire d’une république des ancêtres.
Le prince citoyen, tels Auguste ou Néron à ses débuts, devait également veiller à se souvenir du nom de ses collègues et des autres citoyens éminents. Il se comportait envers eux comme envers des égaux, sans par exemple les forcer à se lever à son arrivée. Suétone rapporte que Claude, « modéré et citoyen en ce qui tendait à le grandir luimême, s’abstint du prénom d’imperator et refusa les honneurs excessifs […]. Les tribuns de la plèbe venant le trouver à son tribunal, il s’excusa d’être obligé, faute de place, de les entendre sans les faire asseoir. Ainsi, en peu de temps, il gagna l’affection et la faveur ». Dans ce même passage, Suétone évoque l’intervention modérée de l’empereur en matière de justice et l’on sait qu’auguste venait par exemple assister aux procès de ses amis, sans toutefois prendre la parole.
La Vie du Divin Auguste de Suétone (LIII, 1-2) nous livre un autre exemple : « Considérant le titre de “maître” (dominus) comme une injure infamante, il le repoussa toujours avec horreur. Durant des jeux auxquels il assistait, les mots “Ô maître juste et bon !” ayant été prononcés dans un mime, tous les spectateurs ensemble lui en firent l’application et les approuvèrent avec enthousiasme ; mais lui, non content d’avoir aussitôt, par son geste et son regard, mis fin à ces
adulations indécentes, les blâma encore le lendemain dans un édit tout à fait sévère. »
La volonté d’auguste de se présenter sous les traits d’un « monarque républicain » justifiait l’interdiction du titre de dominus, qui évoquait les tyrans orientaux et l’appellation que donnaient les esclaves à leur maître. Alors que Domitien et sa femme se félicitaient d’être surnommés « dominus et domina » , Auguste brandissait le titre de « père de la patrie », d’origine républicaine : il acceptait d’être le père de la cité, mais refusait d’être le « maître » d’esclaves.
C’est à nouveau Pline le Jeune qui met des mots sur cette posture : « Qui doit commander à tous doit être choisi entre tous ; il ne s’agit pas de donner un maître à de vils esclaves, si bien qu’on puisse se contenter d’un héritier ‘‘nécessaire’’, mais pour un empereur de donner un prince aux citoyens. » Le prince devait ainsi s’évertuer à refuser des marques d’honneur politique et religieuse qui se faisaient de plus en plus nombreuses, afin d’entretenir l’ambiguïté de son charisme et ne pas passer de la position de princeps ou de pater à celle du dominus et du tyrannus.
Une anecdote rapportée par Quintilien dans son Institution oratoire va dans le même sens : « Comme les habitants de Tarragone annonçaient à Auguste qu’un palmier avait poussé sur son autel : “On voit bien, dit Auguste, que vous y allumez souvent du feu.” » Par cette antiphrase, Auguste résistait ici à l’adulation et marquait sa défiance envers l’opération de séduction maladroite des Tarraconais, qui souhaitaient attirer l’attention du prince par l’évocation d’un prodige. Toutefois, ce mot est aussi un reproche envers un usage insuffisant de l’autel comme espace sacrificiel. Par ce rappel, Auguste prônait le retour de la religion romaine au coeur des cités et confortait sa position de garant de la res publica.
Ainsi, plus on honorait le prince, plus celui-ci devait refuser les honneurs mais aussi prendre soin de les « rediriger » vers les dieux de la cité. Cela accentuait, de fait, son prestige religieux et sa piété de premier des citoyens et encourageait finalement les honneurs que lui conféraient les sujets de l’empire. L’attitude du prince envers la libre parole est un autre critère de définition du
S’il prenait soin de donner l’illusion de la simplicité, le civilis princeps ne pouvait accepter de se voir placé au même niveau que les autres citoyens
civilis princeps. Auguste acceptait les attaques verbales contre lui alors qu’il disposait de la « loi de majesté » permettant de sanctionner quiconque insultait le peuple romain. Plutôt que de les réprimer, il prit soin de leur répondre par des édits publics et ce comportement s’inscrit dans la continuité des pratiques républicaines. Toutefois, la fin du principat augustéen ( 8 ap. J.-C.) vit l’assimilation d’une agression envers le prince à une agression dirigée contre toute la res publica et tombant, à ce titre, sous le coup de la loi de majesté.
Accepter les critiques
Cet élargissement de la loi renforçait le lien formel entre l’empereur et la res publica et permet de voir un des paradoxes du « bon prince répressif » : le prince pouvait réprimer les attaques insultantes si elles étaient porteuses de dissensions néfastes au consensus civique, et notamment si la réputation des grandes familles romaines était en jeu. Ainsi, le prince citoyen usait de répression face à la libre parole, mais uniquement quand la cité était mise en danger.
Lorsque l’empereur utilisait sa propre libre parole de citoyen et lançait par exemple des plaisanteries, le contenu des bons mots illustrait l’ambiguïté du pouvoir impérial : « Quelqu’un avait invité Auguste à dîner et lui avait servi un repas assez maigre, presque l’ordinaire de tous les jours ; en effet, Auguste ne refusait pratiquement jamais une invitation. Donc, après ce repas frugal et sans aucune recherche, prenant congé de son hôte qui le saluait, il se contenta de murmurer : “Je ne pensais pas être à ce point de tes intimes” » (Macrobe, Saturnales, II, iv, 13). Notes 1. Octavien remporta une victoire navale décisive contre Marc Antoine et Cléopâtre, avant d’être nommé officiellement « Auguste » en 27. 2. Cf. F. Hurlet, Auguste. Les Ambiguïtés du pouvoir, Armand Colin, 2015 et « Le prince citoyen », Textes et documents pour la classe n° 1092, 2015, pp. 22-23. 3. A. Wallace-hadrill, « Civilis Princeps. Between Citizen and King », The Journal of Roman Studies n° 72, 1982, pp. 32-48. 4. W. Eder, « Augustus and the Power of Tradition », K. Galinsky (dir.), The Cambridge Companion to the Age of Augustus, Cambridge University Press, 2005, pp. 13-32.
La plaisanterie prolongeait l’atmosphère d’égalité conviviale d’un repas qu’auguste partageait volontiers. Toutefois, le texte porte précisément sur la simplicité excessive du repas et l’ambiguïté de l’attitude impériale est visible : s’il prenait soin de donner l’illusion de la simplicité, le civilis princeps ne pouvait accepter de se voir placé au même niveau que les autres citoyens. Ce bon mot illustre l’ambivalence de sa position, entre simplicité du particulier et majesté du prince.
Ces pratiques contribuaient à faire du prince qui évoluait parmi ses concitoyens, et non pas audessus d’eux, un souverain porté par le consensus de la cité. Pourtant, les réalités du pouvoir empêchaient souvent le respect de ces préceptes et l’attitude des empereurs relevait d’une « inaccessible accessibilité ». Civilis princeps (« prince citoyen ») qui affectait de s’abaisser quotidiennement au niveau du senatus populusque romanus, le bon empereur devait surtout être un primus inter pares (« premier parmi les égaux ») qui respectait le pouvoir des aristocrates, hérité d’une république au besoin réinventée afin d’asseoir une monarchie qui dura cinq siècles. n