L’impossible capitale
A l’issue de la guerre des Six-jours, Jérusalem, divisée entre Israéliens et Jordaniens depuis 1949, se trouve de facto réunifiée. Pourtant, l’état hébreu n’a pas réussi à imposer la ville comme capitale exclusive et indivisible.
Cinquante ans après la conquête militaire de Jérusalem-est lors de la guerre des Six- Jours, Israël n’a toujours pas réussi à faire accepter par la communauté internationale ses revendications sur la Ville sainte. Alors que Jérusalem a été déclarée capitale « indivisible » d’israël par une loi fondamentale votée à la Knesset le 30 juillet 1980, la totalité des grandes ambassades demeurent aujourd’hui à Tel- Aviv et Jérusalem- Est reste considérée comme un « territoire occupé » du point de vue du droit international. Encore tout récemment, le 23 décembre 2016, le Conseil de sécurité de L’ONU a adopté la résolution 2334 qui condamne fermement et explicitement les actions unilatérales d’israël dans la ville : « La création par Israël de colonies de peuplement dans le territoire palestinien occupé depuis 1967, y compris JérusalemEst, n’a aucun fondement en droit et constitue une violation flagrante du droit international et un obstacle majeur à la réalisation de la solution des deux États et à l’instauration d’une paix globale, juste et durable. »
Par ces termes L’ONU ne fait que répéter la position constante et unanime de la communauté internationale, reprise par exemple solennellement par l’union européenne en 2008 ou par le secrétaire d’état américain John Kerry, le 28 décembre 2016, dans une de ses dernières prises de parole sur le sujet : Jérusalem doit être la capitale de deux États souverains, Israël et la Palestine.
Pourquoi Israël, malgré une volonté politique unanime de ses dirigeants et des investissements ininterrompus depuis 1967, n’a-t-il pas réussi à faire de Jérusalem sa capitale exclusive ? Contrairement aux apparences, l’échec ne tient pas seulement à la position de la communauté internationale.
1967 : opération réunification
L’opération de réunification de la ville n’a pas pu être préparée, et pour cause puisque la guerre des Six-jours (5-10 juin) n’a pas été anticipée et ne devait être, au moment où elle a été déclenchée, qu’une guerre éclair contre la seule armée égyptienne (cf. Alain Dieckhoff, p. 46).
Mais le traité de défense mutuelle signé avec l’égypte le 30 mai et les fausses informations victorieuses volontairement diffusées par Nasser conduisent le roi Hussein à déclencher des bombardements intensifs contre JérusalemOuest à la fin de la matinée du 5 juin, touchant
la Knesset (le Parlement israélien) et la résidence du Premier ministre.
Dans la soirée du 5 juin, il n’y a pas encore de consensus au sein du cabinet israélien concernant la Ville sainte : certains ministres comme Menahem Begin plaident pour une conquête immédiate, mais le Premier ministre Levi Eshkol craint une réaction internationale et souhaite temporiser. Les quartiers est sont conquis par les généraux Moshe Dayan et Yitzhak Rabin et par les troupes parachutistes israéliennes commandées par Uzi Narkiss sans qu’il y ait eu d’ordre politique et malgré le vote à l’unanimité du Conseil de sécurité, le 5 juin (6 juin vers 1 heure du matin à Jérusalem), d’une demande de cessez-le-feu immédiat. La bataille de Jérusalem n’aura duré qu’à peine trois jours, du lundi 5 au mercredi 7 juin.
Les témoignages des habitants de JérusalemEst sont rares mais ils permettent de comprendre à la fois l’angoisse qui a saisi les populations arabes de la ville au moment de la conquête et en même temps leur prévention contre une fuite vers la Jordanie ou vers d’autres pays d’exil. De ce point de vue, le souvenir de la guerre de 1948 est encore dans tous les esprits, car chacun sait que les 700 000 réfugiés palestiniens n’ont jamais pu retourner dans leurs maisons.
Ibrahim Dakkak, un jeune ingénieur palestinien vivant à Jérusalem, se souvient des sentiments mêlés qui l’ont traversé quand, terré chez lui avec sa femme et son fils, « le bulletin météo pour Jérusalem fut donné par Radio Israël et non plus par Radio Amman » :« Nous savions que
1 Jérusalem était tombée aux mains des forces israéliennes. Que faire ? L’histoire allait-elle se répéter ? Est-ce que cela allait se passer comme en 1948 ? […] Des voitures équipées de haut-parleurs parcouraient les rues de Jérusalem pour appeler ceux qui souhaitaient quitter la ville par le pont Allenby, sur le Jourdain, à se diriger vers les autobus mis à leur disposition à cet effet. Un appel lourd de significations. Attirant et insistant à la fois. Le passage du pont était gratuit, sans aucune condition pour personne. » Ibrahim Dakkak prit la décision de rester, comme la plupart des 70 000 habitants que comptait alors Jérusalem-est.
A la différence de ce qui s’était passé en 1948, aucune stratégie d’expulsion n’avait été planifiée par l’armée israélienne. Ce sont bien ces résidents palestiniens demeurés obstinément chez eux qui ont fait obstacle, jusqu’à aujourd’hui, à la réunification de la ville. Comme le souligne explicitement Ibrahim Dakkak dans ses souvenirs, « dans la mesure où les habitants
étaient demeurés sur place, l’annexion de la ville, qui concernait la terre mais pas les personnes, mettait les Israéliens dans l’embarras » .
1948 : de facto coupée en deux
De quoi se sont emparés les soldats israéliens au matin du 7 juin 1967 ? Quel est l’état de Jérusalem-est quand le rabbin Shlomo Goren, aumônier de l’armée israélienne, pénètre sur l’esplanade des Mosquées et prononce les premières prières devant le Mur occidental (Mur des lamentations) ? A l’issue de la guerre de 1948, alors qu’israël a proclamé son indépendance, la ligne de cessez-le-feu, la « ligne verte », coupe Jérusalem en deux, à l’ouest les Israéliens, à l’est (incluant la vieille ville) les Jordaniens.
L’histoire de la Jérusalem jordanienne, entre 1949 et 1967, est fort mal connue. On peut dire globalement que la monarchie jordanienne a tout fait pour brider son développement et pour marginaliser la partie orientale de la Ville sainte, considérée comme une menace potentielle pour la stabilité du régime. De façon significative, lorsque le roi Abdallah s’est fait proclamer « roi de Palestine » le 1er décembre 1948, c’est à Jéricho que la cérémonie a été organisée, dans la vallée du Jourdain, et surtout pas à Jérusalem. Les préventions de la dynastie hachémite sont confirmées lorsque le même Abdallah est assassiné à Jérusalem devant la mosquée Al-aqsa le 20 juillet 1951, par un jeune militant palestinien.
En 1964, L’OLP (Organisation de libération de la Palestine) a tenu son congrès fondateur à Jérusalem et la Jordanie s’inquiète de plus en plus des risques de soulèvement qui pourraient embraser la capitale revendiquée par les nationalistes palestiniens. En janvier et février 1967, des plasticages nocturnes visent des bâtiments officiels jordaniens, et des caches d’armes sont découvertes dans la vieille ville. Les autorités jordaniennes se méfient de Jérusalem et font tout pour la maintenir en position marginale au sein du royaume.
En conséquence, lorsque les Israéliens s’en emparent, Jérusalem-est est une ville peu développée qui ne s’étend que sur 6 km2 dont moins de 3 km2 sont effectivement construits ; la population plafonne à 70 000 habitants, à peine plus qu’en 1949.
1950 : Jérusalem- Ouest proclamée capitale
Jérusalem-ouest, à l’inverse, a bénéficié pendant la même période d’un investissement massif et continu de la part des autorités israéliennes. Proclamée capitale du nouvel État le 23 janvier 1950, la ville a connu un développement intensif : elle s’étend en 1967 sur 38 km2 et sa population a plus que doublé depuis 1949, atteignant 190 000 habitants juste avant la guerre des Six-jours.
Le fossé qui sépare encore aujourd’hui Jérusalem- Est et Jérusalem- Ouest vient en grande partie de ce « décrochage » des années 1949-1967. Dans la partie occidentale, tout a été fait pour accélérer son développement : la Knesset et tous les ministères s’y installent dès 1950 ; l’université hébraïque est inaugurée sur la colline de Givat Ram en 1953 ; la même année et sur une colline voisine est fondé le mémorial de Yad Vashem consacré aux 6 millions de morts de la Shoah, qui est inauguré en 1957 ; en 1961, encore un peu plus à l’ouest, c’est l’immense et prestigieux hôpital Hadassah qui ouvre ses portes, suivi en 1965 du Musée d’israël. La capitalisation de Jérusalem-ouest est en marche : la ville n’est pas reconnue comme capitale d’israël par la communauté internationale, mais elle est de facto la capitale politique, administrative et culturelle du nouvel État, et elle profite pleinement de ce nouveau statut.
Cela dit, du point de vue du tissu urbain dans sa globalité, ce développement à marche forcée aura une conséquence lourde à long terme : ces investissements et ces bâtiments publics sont logiquement érigés à l’écart de la ligne de front, à 2 km à l’ouest de la vieille ville, ce qui contribue à dévitaliser encore l’ancien centre urbain et à creuser davantage le fossé entre JérusalemOuest et Jérusalem- Est. Le tissu urbain de la Ville sainte, déjà polarisé par les affrontements intercommunautaires des années 19302, coupé en deux par la ligne de démarcation de 1949, se désagrège donc encore plus profondément dans les années 1949-1967. En 1962, un an après la construction du mur de Berlin, un mur est construit sur la ligne verte, matérialisant une séparation étanche. Quand les
Lorsque les Israéliens s’en emparent, Jérusalem-est, peu développée, ne s’étend que sur 6 km2, dont moins de 3 km2 sont effectivement construits
Israéliens s’emparent de Jérusalem-est en juin 1967, deux entités urbaines totalement disjointes et divergentes se font face.
1967-1977 : réunifier à tout prix
Dès le lendemain de la conquête, au sein de la municipalité de Jérusalem-ouest, deux acteurs majeurs s’engagent avec ferveur dans un projet volontariste de réunification de la Ville sainte : Teddy Kollek, le maire travailliste de la ville depuis 1965, et son jeune adjoint Meron Benvenisti, historien de formation, médiéviste et arabisant (dont les archives personnelles viennent d’être versées à l’institut Ben-zvi de Jérusalem). Pourtant, à la ferveur des premiers mois succède rapidement la désillusion : le rêve de la réunification, loin de se concrétiser avec le temps, ne fait au contraire que s’éloigner, que ce soit sur le plan des institutions municipales, des relations politiques locales ou du droit international.
Au niveau municipal, la stratégie de Kollek consiste à écarter les conseillers municipaux élus tout en essayant d’introduire des ingénieurs issus de l’ancienne municipalité jordanienne. En renonçant à toute intégration politique et en privilégiant une simple intégration technique, il obtient d’abord le ralliement de certains fonctionnaires de Jérusalem-est, comme Yussuf
al-budeiri, ingénieur en chef de l’ancienne municipalité ; mais celui-ci démissionne dès 1972, pour dénoncer l’inégalité de traitement dont les quartiers de Jérusalem-est sont victimes dans les dépenses municipales.
Quelques années après la conquête, la municipalité de la Jérusalem « réunifiée » se réduit déjà de facto à l’ancienne équipe municipale de Jérusalem-ouest. Lors des élections municipales d’octobre 1969, aucun Palestinien ne se porte candidat et les habitants de Jérusalem-est respectent massivement les appels au boycott. Le journaliste israélien Gideon Weigert peut ainsi écrire dès 1973 dans le Jerusalem Post : « L’espoir, la coopération et l’enthousiasme se sont évanouis, laissant la place au désespoir et à l’amertume. »
Concernant les perceptions politiques des habitants eux-mêmes, on peut dire que la surprise et la sidération des premiers mois font rapidement place à la rancoeur et au ressentiment. Du côté israélien d’abord, on découvre l’ampleur des destructions et des profanations que les lieux saints juifs situés à l’est ont subi pendant la période jordanienne. Le consul de France en témoigne lui-même dès le 13 juillet 1967 : dans le camp militaire de la Légion arabe d’al-azarié, « les fondations, le dallage, les enceintes, les routes et les chemins intérieurs jusqu’aux lieux d’aisance […] ont été construits dans une très grande mesure avec des pierres tombales juives provenant du mont des Oliviers et portant, bien visibles, les inscriptions funéraires » . Dans la vieille ville de Jérusalem, plus de 30 synagogues ont été incendiées et détruites par les Jordaniens lors de la guerre de 1948.
Symétriquement, les Palestiniens de Jérusalem-est protestent contre la destruction du quartier des Maghrébins, fondé au xiie siècle, et qui jouxtait le Mur occidental (cf. p. 39). En outre, l’expulsion brutale de 3 000 réfugiés arabes, qui avaient élu domicile dans l’ancien quartier juif après 1948, souleva l’émotion. Localement, une résistance souterraine mais efficace se met en place contre l’occupation israélienne. La société civile palestinienne, par l’intermédiaire des associations professionnelles d’ingénieurs, d’avocats, d’enseignants, se mobilise pour mettre en échec les tentatives de normalisation impulsées par la municipalité israélienne : le réseau des écoles, des hôpitaux et des dispensaires jordaniens se maintient et se développe, le taux de natalité des familles palestiniennes ne cesse de grimper, comme si la réponse à l’occupation se jouait avant tout sur le terrain social et démographique (cf. Youssef Courbage, p. 42).
Le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) d’obédience marxiste, fondé en août 1967, et L’OLP organisent les premières opérations armées à Jérusalem, avec un attentat à la bombe déjoué de justesse au cinéma Zion le 8 octobre 1967, puis l’attaque d’un autobus israélien le 18 août 1968, et enfin l’attentat à la voiture piégée qui tue 12 personnes sur le marché de Mahane Yehuda, au coeur de Jérusalem-ouest, le 22 novembre 1968. La situation se détériore encore lorsqu’un chrétien fondamentaliste australien pro-sioniste incendie la mosquée Al-aqsa le 21 août 1969, en appelant à « la reconstruction du troisième temple » .
La condamnation internationale de l’occupation israélienne, d’abord mesurée, se précise et s’amplifie au fil des ans. Ainsi le cas de Jérusalem n’est pas évoqué spécifiquement dans la fameuse résolution 242 votée par le Conseil de sécurité le 22 novembre 1967, qui demande
le retrait des « territoires occupés au cours du récent conflit » . La première condamnation des mesures israéliennes « qui tendent à modifier le statut de Jérusalem » apparaît avec la résolution 252 votée le 21 mai 1968. Mais c’est le 3 juillet 1969 qu’est votée la première résolution (267) spécifiquement consacrée à Jérusalem, y compris par le représentant des États-unis (il s’était abstenu jusque-là) et qui dénonce cette fois-ci les « expropriations et confiscations » de propriétés et les « démolitions » de bâtiments « occupés » à Jérusalem. Deux ans après la conquête militaire, cette condamnation internationale unanime vient finalement sanctionner l’échec de la réunification qui s’est jouée avant tout sur le terrain.
1977 : la colonisation commence
Au cours des années 1970 un certain nombre d’éléments aggravent encore la situation. En 1973, l’attaque surprise des armées arabes le jour de la fête de Kippour a accentué la défiance des Israéliens. A Jérusalem, les attentats revendiqués par L’OLP se poursuivent, toujours plus meurtriers (14 morts le 4 juillet 1975 dans un attentat à la bombe rue Ben-yehuda). L’arrivée de la droite au pouvoir lors des élections de 1977 marque un tournant : favorable à la colonisation des territoires occupés, y compris à Jérusalem-est, le nouveau gouvernement Likoud de Menahem Begin place la municipalité travailliste de Jérusalem en porte à faux. Meron Benvenisti, maire adjoint chargé de l’intégration des quartiers palestiniens depuis juin 1967, démissionne avec fracas en 1978.
Le rêve d’une réunification authentique s’est définitivement évanoui, laissant place aux projets de colonisation, dans une logique pleinement assumée de confrontation avec les résidents palestiniens. Le 2 juin 1980, un groupe de colons issu du Gush Emunim (« Bloc de la foi ») tente d’assassiner les maires palestiniens de Naplouse, Ramallah et El-bireh ; des membres du même groupe sont arrêtés en 1984 alors qu’ils préparaient activement le dynamitage du Dôme du Rocher, sur l’esplanade des Mosquées.
C’est dans ce contexte d’extrême tension que la loi fondamentale « Jérusalem
Face à l’échec de la réunification, la droite israélienne s’engage dans une fuite en avant unilatérale, favorisant la colonisation, y compris à Jérusalem-est