La frontière fantôme
Si la ligne de front militaire entre Jérusalem-est et Jérusalem-ouest s’est théoriquement effacée en 1967 et si l’urbanisme tend à unifier la ville, personne ne s’y trompe : la frontière est encore dans les têtes et même dans le bâti.
Depuis 1967, la ligne verte, frontière entre JérusalemOuest et Jérusalem-est, n’est plus visible dans le paysage. Et le « mur de séparation » s’est édifié depuis 2002 à l’extérieur de l’agglomération, sur les bordures du périmètre municipal tel qu’il est défini par le gouvernement israélien.
Comment savoir, alors, si on est à l’est ou à l’ouest, quand on se déplace dans la Ville sainte ? Les touristes désarçonnés ne parviennent pas toujours à comprendre où commence et où s’arrête chacune des deux villes. Les habitants, en revanche, même s’ils ne connaissent pas toujours le nom du quartier qu’ils traversent, sont capables de déceler immédiatement s’il s’agit d’une zone israélienne ou palestinienne, comme si une « frontière fantôme » avait remplacé la ligne de front.
Pourtant, du point de vue de l’architecture et de l’urbanisme, les échanges ont été nombreux : à la fin de l’époque ottomane, Arabes et Juifs ont construit des maisons avec les mêmes matériaux et les mêmes façades en pierre, ornées de fenêtres en ogive. Sous le mandat britannique (1920-1948), le style Bauhaus s’est répandu dans les quartiers des deux communautés. Au cours des années 1970, des architectes israéliens ont cherché à reproduire dans de nouveaux quartiers de Jérusalem-ouest le tissu des villages palestiniens, qu’ils admiraient pour leur « authenticité » : maisons en béton à toit plat, constructions en terrasse, coursives sous des arcades. De plus, reprenant une obligation imposée par les Britanniques, la réglementation urbanistique israélienne a rendu obligatoire, à partir de 1959 pour toutes les façades, l’usage de la pierre de Jérusalem (une pierre claire que l’on trouve dans les carrières des monts de Judée), ce qui a contribué à unifier le paysage urbain des deux côtés de la ligne verte. L’influence de l’étranger a joué à son tour dans les constructions les plus récentes. Rien ne distingue les bâtiments commerciaux de l’est et de l’ouest, ni les petits toitspagodes qui coiffent les immeubles, suivant une mode lancée par les pays du golfe Persique.
Sacs noirs et sacs roses
N’allons pas imaginer deux blocs homogènes se faisant face le long d’une frontière linéaire. Chacune des deux villes est constituée d’un « bouquet » de quartiers et la frontière entre elles est plurielle, compliquée de surcroît par des frontières internes, entre quartiers et communautés, au sein des deux espaces (cf. p. 56). Plusieurs indices permettent néanmoins de faire la différence
entre le côté israélien et le côté palestinien : la langue de la signalétique, les produits vendus et les caractéristiques des commerces, la qualité d’entretien de l’espace public ou encore le style vestimentaire et les pratiques des habitants.
La disparité s’observe dans les détails, comme les sacs plastique distribués dans les commerces : ils sont noirs et épais à l’est, fins et roses ou bleus à l’ouest. Israéliens et Palestiniens se croisent dans certains centres commerciaux et cinémas israéliens, mais les Palestiniens s’approvisionnent aussi dans le souk de la vieille ville et autour de la rue Salah ed Din, tandis que les Israéliens sont seuls à fréquenter le marché Mahane Yehuda à l’ouest.
Les services collectifs sont en partie séparés. La desserte en eau est réalisée par deux compagnies distinctes, israélienne et palestinienne. Les citernes et les chauffe-eau installés sur les toits ne sont pas de la même couleur, noirs dans les quartiers palestiniens, blancs dans les quartiers israéliens.
Certains quartiers palestiniens sont parcourus par le tramway israélien, mais la plupart sont desservis par des minibus blancs (avec rayures vertes et inscriptions en arabe), gérés par des compagnies palestiniennes, tandis que la société israélienne Egged fait circuler à l’ouest des grands bus verts et des autocars rouge et blanc (pour les banlieues, dont les colonies), avec des inscriptions en hébreu.
Les enfants ne fréquentent pas les mêmes écoles. Il existe quatre systèmes éducatifs : les systèmes publics israélien et palestinien, le système privé palestinien – souvent chrétien –, et le système privé juif ultraorthodoxe. Les écoliers palestiniens portent des uniformes, ce qui n’est pas le cas des petits Israéliens.
De nombreux Palestiniens et Israéliens sont habillés à l’occidentale et rien ne distingue leurs jeans baskets, T-shirts et lunettes de soleil. Mais ce sont des femmes palestiniennes qui portent de longues robes (abaya) et sont coiffées d’un