Le temps des grandes transhumances
Jusqu’au milieu du xxe siècle, durant les mois d’été, bergers et troupeaux parcouraient, à pied, des centaines de kilomètres dans les Alpes du Sud ; ils fuyaient la chaleur des plaines pour la fraîcheur des alpages. Une pratique ancestrale que les science
Le moutonnement des troupeaux le long des pentes des Alpes du Sud, vaste mouvement qui bat au rythme des saisons, est comme la respiration de la montagne. Les transhumances ovines sont un phénomène de grande ampleur dans toute la Méditerranée. Ces migrations pastorales permettaient aux moutons des plaines de bord de mer de fuir la chaleur et, sous la direction des bergers, de monter vers les pâturages d’altitude pour y trouver herbe et fraîcheur entre trois et quatre mois d’été. A l’automne, tous « démontagnaient » en prévision des premières neiges, afin que les brebis retournent mettre bas les précieux agneaux dans les bergeries de la plaine originelle. Le système était au point : l’homme prélevait, après quelques mois seulement, la plupart des jeunes mâles pour sa consommation d’agneaux : il nourrissait les femelles, fécondées par des représentants masculins sélectionnés pour être les chefs des troupeaux. Cela ressemble au cycle d’un premier état de civilisation éternellement recommencé.
On trouve, en France, de nombreux témoignages archéologiques de ce système antique. Par exemple, les grandes et longues bergeries romaines de la Crau ( Bouches- du- Rhône). Mais parlent tout autant des anciennes transhumances les registres tenus par les entrepreneurs, comme Noé de Barras qui supervise, à l’été 1480, la montée de 4 000 bêtes réparties en trois troupeaux d’aix-en-provence au mont Guillaume, au-dessus d’embrun.
Le patrimoine préservé, depuis les xiie et xiiie siècles, de chansons, récits, dessins, gravures, tableaux, sonnailles (les cloches au cou des bestiaux), décorations, témoigne également de cette très riche culture pastorale.
La Crau, vaste plaine triangulaire du delta fossile de la Durance, 600 km2 au nord-ouest de Marseille, entre Arles, Salon et l’étang de Berre, est au coeur du système pastoral français. Son âge d’or s’étend du milieu du xviiie siècle au milieu du xxe, mais il en reste aujourd’hui une survivance importante, solide, qui a conservé ses savoirs, sa mémoire, nombre de ses traditions, ses effectifs (100 000 bêtes, pour 150 éleveurs). Entre octobre et février, les brebis broutent les prairies de la Crau humide, en bordure de plaine ; entre mars et juin, elles gagnent les coussouls de la Crau sèche ; entre mi-juin et début octobre, elles se déplacent vers les alpages, distants de 250 à 400 kilomètres.
Mérinos d’arles, ânes et labrits
La transhumance traditionnelle possède son bestiaire et son organisation précise. Car toute brebis n’est pas apte à supporter les dix à vingt jours de marche et les rigueurs de l’alpe. Cela réclame d’avoir bon pied, estomac d’acier, laine fournie tout en étant de fécondes porteuses. De même, béliers, boucs, chèvres, ânes, chiens tiennent des rôles et des places très codifiés dans le troupeau. Le modèle de la race ovine transhumante est la mérinos d’arles, une petite brebis résistante, bien adaptée aux pâturages secs et ras, dont la toison est très dense et fournie, qui conserve un instinct grégaire légendaire, ce qui la rend plus aisée à garder (cf. p. 64).
A la tête du troupeau, voici la place des boucs, dits « menons », les meneurs, calmes, résistants, ainsi que des béliers non châtrés pour la reproduction, et des chèvres du Rove, tirant leur nom d’un village de l’estaque, bonnes laitières, symbole de la transhumance par leurs cornes en longue forme hélicoïdale. Les chiens sont essentiels pour conduire, ramener les bêtes, régler le pas, protéger des prédateurs (loups, lynx, aigles, chiens errants). Le chien de berger des Alpes, le labrit, avec ses longues mèches laineuses, a peu à peu été remplacé par des races plus communes comme le border, le pyrénées, le brie ou le patou, ce dernier étant le plus efficace contre les loups. Il faut compter 8 chiens pour un troupeau de 1 000 têtes. Enfin, les ânes, les « ministres » de la transhumance, portent le bardat, nourriture, eau, parapluies, bâches, matériel divers, quintaux de sel nécessaires au troupeau pour l’été.
L’organisation du troupeau est précise, efficace, ritualisée. La « compagne » se met en route entre le 10 et le 20 juin, selon les conditions climatiques. La transhumance vers l’alpage était vécue chaque année comme une marche initiatique, rude et sacrée, un itinéraire spirituel les pieds dans la poussière des chemins, ainsi que
l’a décrite Jean Giono qui, enfant, a vu passer « ce fleuve de la Crau » à Manosque. La transhumance empruntait les « drailles », pistes tracées pour certaines depuis le xiiie siècle. La progression régulière du cheptel exigeait des chemins de transhumance larges, parfois d’une vingtaine de mètres en plaine, se rétrécissant dès les pentes, quand la file de moutons s’étirait. La piste évitait les villes et les espaces cultivés, où les dégâts pouvaient être considérables, proposait des haltes régulières (les relarges) et des points d’eau indispensables. Dès que le chemin s’élevait, après une semaine de marche, les itinéraires choisissaient les lignes de crêtes, les flancs de coteaux, les vallons, pour aboutir aux cols par une voie souvent directe puisque les bêtes aiment monter droit dans la pente.
Les drailles étaient parfois protégées par des murets, afin que le troupeau ne se disperse pas ; toujours bornées de longues pierres plantées de part et d’autre du chemin tous les 400 ou 500 mètres ; et repérables grâce aux cairns, disposés de façon visible et régulière, pouvant donc être empruntées de nuit s’il le fallait à cause de la chaleur. Ces routes étaient des voies publiques inaliénables, entretenues grâce à des redevances versées aux communes traversées par les propriétaires de troupeau.
La draille la plus longue et la plus suivie menait, depuis Arles, au pays d’aix, suivant l’ancienne voie Aurélienne, puis le plateau de Valensole, passait par Digne, Seyne, gagnait la haute Ubaye par le col du Labouret, puis, après le pays de Barcelonnette, montait sur les grands alpages de Restefond ou du Lauzanier, et se prolongeait jusqu’au Piémont italien par le col de Larche et le val Stura. De multiples drailles secondaires irriguaient les alpages plus reculés et permettaient à tous les troupeaux de
La transhumance était vécue comme une marche initiatique, rude et sacrée, un itinéraire spirituel les pieds dans la poussière des chemins