La mousson, l’eau et le riz Entretien avec Sunil Amrith Carte : un État-continent
Avec des pluies parmi les plus concentrées et les plus imprévisibles au monde et le spectre persistant de la famine, la gestion de l’eau est au coeur de l’histoire indienne. Une histoire où se mêlent traditions et apports britanniques, et qui continue de
L’histoire : Quelle place l’eau occupe-t-elle dans la géographie de l’inde ? Sunil Amrith : L’inde couvre un vaste territoire, d’autant plus vaste avant 1947 qu’il intègre le Pakistan et le Bangladesh actuels. Il y existe donc une forte diversité de situations hydriques.
Le pays compte des régions aussi bien parmi les plus arides que parmi les plus arrosées de la planète. Le contraste est d’ailleurs saisissant parce que zones sèches et zones humides ne sont souvent pas très éloignées. Elles se côtoient même parfois. C’est le cas dans le sud-ouest, où la chaîne côtière des Ghats occidentaux forme une barrière qui retient les masses d’air océanique : la bande littorale reçoit d’énormes quantités d’eau mais, aussitôt franchie la ligne de crête, débute la zone sèche du plateau du Deccan. La démarcation entre ces deux espaces renvoie historiquement à deux types de sociétés : l’une qui regarde vers l’asie centrale, et l’autre qui s’ouvre sur l’océan Indien et commerce avec le grand large.
L’inde est un pays de mousson, caractérisé par l’extrême concentration de ses pluies dans le temps : jusqu’à 80 % des précipitations annuelles peuvent tomber en 100 heures seulement, entre les mois de juin et de septembre. C’est l’endroit du monde où la saisonnalité des pluies est la plus marquée, plus encore que dans le reste de l’asie des moussons.
Le sous-continent se distingue enfin par ses grands fleuves qui prennent leur source dans le château d’eau himalayen : le Gange et le Brahmapoutre se jettent dans le nord du golfe du Bengale, l’indus dans la mer d’oman. A quoi s’ajoutent des fleuves non himalayens importants : la Mahanadi, la Godavari, la Krishna et le Kaveri, qui traversent la péninsule indienne d’ouest en est et dont les embouchures scandent du nord au sud le littoral oriental.
Quelle influence cette donnée hydrique a-t-elle exercée sur l’organisation des sociétés agricoles indiennes ? La répartition des cultures indiennes, avant la mise en place d’imposants systèmes d’irrigation à partir du xixe siècle, reflète fidèlement la carte des précipitations. La riziculture est concentrée dans les zones orientales les plus humides ; dans les régions du nord-ouest, plus sèches, c’est la culture du blé qui prédomine. Cette géographie céréalière se traduit toujours dans l’alimentation : c’est surtout dans l’est et le sud du pays qu’on consomme du riz.
Quant au rythme de l’activité agricole, il est dicté par la saisonnalité des précipitations. On distingue ainsi les cultures de kharif (mot arabe qui signifie « automne ») et de rabi (« printemps »). Les premières (riz, coton et maïs) sont semées au début de la mousson (fin mai et juin), et récoltées en septembre ou octobre. Les secondes (blé, orge et légumineuses) sont semées en octobre-novembre et récoltées au printemps. Il existe dans certains endroits une troisième saison culturale, très courte, de légumineuses et de fruits (concombre et canne à sucre), appelée zayd (« abondance »), qui s’intercale entre les
deux précédentes, entre avril et juin, et qui a été rendue possible par les travaux d’irrigation au xxe siècle.
Diverses stratégies ont enfin été mises en place dans les zones sèches du pays, où la disponibilité en eau est vraiment minimale en dehors de la saison des pluies. Au sud de l’inde par exemple, dans l’état actuel du Tamil Nadu, des milliers de réservoirs (tanks) ont été construits depuis deux mille ans pour recueillir et stocker les eaux de pluie en été et irriguer, à la saison sèche, les champs qui se trouvent en aval. L’initiative et l’entretien de ces ouvrages, souvent modestes, reviennent la plupart du temps aux agriculteurs et aux propriétaires terriens, même s’ils relèvent parfois d’une décision du pouvoir local.
Au cours du xixe siècle, ils ont cessé d’être utilisés. A l’ouest, dans les régions sèches du Gujarat et du Rajasthan, les puits à degrés, structures très caractéristiques et plus imposantes que les tanks, ont permis l’irrigation de surfaces importantes. S’ils sont toujours en état de fonctionnement, ils font surtout figure de monuments à présent.
L’eau ne constitue-t-elle pas également un risque pour les Indiens ? La plus grande vulnérabilité de l’agriculture indienne, c’est sa dépendance à la mousson. En 1909, le conseiller financier du vice-roi, Guy Fleetwood Wilson, aurait déclaré que chaque budget en Inde était un pari fait sur elle. Une citation peut-être apocryphe, mais qui est utilisée encore à ce jour par les journalistes et les décideurs politiques indiens, et qui dit bien la centralité de ce phénomène sur l’ensemble de l’économie du sous-continent. Et les risques auxquels il l’expose.
Car la mousson est variable selon les années. Dans certains cas, elle peut même faire défaut. C’est une catastrophe qui, jusque dans les
1940 (une terrible famine au Bengale en 1943), entraîne la mort de centaines de milliers ou de millions de personnes. Sans aller jusqu’à cette extrémité, pratiquement chaque année telle ou telle région du pays est touchée par des arrêts de mousson, c’est-à-dire une interruption des précipitations à l’intérieur de la saison des pluies. Un phénomène que les météorologues peinent encore à prévoir aujourd’hui et qui, s’il advient juste après les semences, est calamiteux pour les récoltes.
Il est très difficile de se prémunir contre ce risque majeur. La construction de canaux d’irrigation le long du Yamuna, sous les Tughluq au xive siècle, ou les systèmes centenaires très sophistiqués du Kaveri ont pu, relativement, offrir une garantie contre cet aléa. Ils témoignent en tout cas d’une tradition indienne de gestion centralisée de l’eau à plus grande échelle.
Il ne faut pas non plus sous-estimer la mobilité des populations d’asie du Sud : les migrations vers des régions épargnées par la sécheresse permettent ainsi une certaine résilience. Enfin, nombre de paysans ont choisi, lors d’une mauvaise année, de s’engager comme soldats dans les armées des différents royaumes indiens : un emploi qui leur offrait une échappatoire.
Comment la gestion de ces risques a-t-elle évolué sous la domination britannique ?
Pour se prémunir contre les aléas hydriques, mais aussi pour augmenter le rendement des sols et ouvrir de nouvelles terres agricoles, les Britanniques engagent, dans les années 1830 et 1840, de grands chantiers d’irrigation qui s’appuient parfois sur les précédents systèmes mis en place par les Indiens. Un vaste programme de canaux transforme alors le Pendjab (on parle des « colonies de canaux du Pendjab ») en grenier à blé du pays. D’importants travaux d’irrigation sont également conduits sur les fleuves Godavari et Kaveri.
Ces ouvrages, pris en charge par l’administration coloniale, et à ce titre financés par le contribuable indien, ne sont pas spécifiques à l’inde ou aux Britanniques. L’idée de recourir à des solutions techniques d’ampleur pour répondre aux défis de l’eau s’impose ailleurs dans le monde à une époque où ingénieurs et savoirs hydrauliques circulent plus facilement que jamais. L’expérience indienne est ainsi représentative du changement que connaît au xixe siècle le regard porté sur la nature, envisagée désormais comme une puissance que l’on peut soumettre.
L’originalité du cas indien réside plus dans le recours à une abondante main-d’oeuvre pour mener à bien des projets d’une telle envergure. Et pas seulement une main-d’oeuvre subalterne. Les colons britanniques, peu nombreux, ont aussi formé des ingénieurs sur place, à qui revenait la responsabilité de gérer, au jour le jour, l’avancée des travaux. Une faculté s’est ouverte à Roorkee, dans l’actuel État de l’uttarakhand, au moment de la construction du canal du Gange, dont est sortie la première génération d’ingénieurs hydrauliques indiens.
Il ne faut pas pour autant voir dans ces travaux un simple transfert de connaissances depuis l’europe vers l’inde. La plupart des Britanniques impliqués dans ces projets pionniers n’étaient pas eux-mêmes des ingénieurs, mais plutôt des militaires formés à la question sur le tas, qui faisaient largement appel aux savoir-faire indiens. Proby Cautley, en charge de la conception du premier canal sur le Gange, en est l’illustration. C’est un autodidacte, qui apprend de ce que font les Italiens, qui lit les revues techniques et qui essaie, qui expérimente. Il mobilise les connaissances des populations locales sur le terrain : variations du débit du fleuve, nature des sols, matériaux. Les tailleurs de pierre, notamment, ont joué un rôle clé dans l’entreprise.
Pour toutes ces raisons, la contribution indienne au développement de l’ingénierie hydraulique est tout à fait significative.
Quelles sont les innovations décisives qui, dans ce domaine, sont dues à l’inde ? Depuis les années 1980, l’histoire des sciences a beaucoup travaillé la notion de « laboratoire colonial » : les scientifiques européens auraient trouvé dans les colonies un champ
« Les migrations des populations vers des régions épargnées par la sécheresse permettent une certaine résilience »
d’investigations inédit. Non seulement parce qu’elles présentaient une grande richesse écologique et environnementale, mais aussi parce que les savants étaient habilités politiquement à y mener leurs recherches.
Prenons l’exemple de la météorologie. Son développement en Inde est étroitement lié au problème des tempêtes. Dès les xviie et xviiie siècles, les savants s’appuyaient sur les observations produites en mer par les capitaines de navire pour prévoir ces phénomènes. Soit bien avant que les enjeux agricoles ne stimulent les recherches des météorologues. Il n’est donc pas surprenant que les premières institutions météorologiques indiennes – qui aboutissent à la création d’un grand département national en 1875 – soient nées en réponse au cyclone dévastateur qui a frappé Calcutta et causé la mort d’une centaine de milliers de personnes en 1864.
La mousson a tout particulièrement attiré l’attention des Britanniques. Pour mieux en saisir les mécanismes, ils ont rassemblé, au xixe siècle, toute une série de proverbes dans différentes langues indiennes (en tamoul, en télougou, etc.) ayant trait à la météo des pluies. Des dictons qui relèvent d’une connaissance intuitive des gens de la terre. Henry Blanford (1834-1893), premier directeur du département météorologique indien, a quant à lui constitué une base de données sur la variation des précipitations en Inde (que les scientifiques utilisent encore maintenant) et cherché à corréler le climat du sous-continent indien et celui de l’australie, entrevoyant le rôle de ce que l’on appelle aujourd’hui El Nino.
Les grands travaux entrepris sous la colonisation britannique ont-ils rendu l’inde moins vulnérable face à l’aléa hydrique ? C’est l’une des grandes controverses. Il est certain par exemple que la mainmise du gouvernement colonial sur les forêts et la privatisation d’espaces gérés autrefois de manière communautaire ont entravé la mobilité des sociétés indiennes et, de fait, limité leur capacité à répondre aux sécheresses et aux pénuries. Mais il faut se garder d’une vision romantique du système indien précolonial : les recherches les plus récentes ont mis au jour l’importance du régime de propriété privée dans le pays avant l’arrivée des Britanniques.
On ne peut pas nier non plus que la colonisation, dans sa logique d’exportation de matières premières, ait transformé un certain nombre de cultures vivrières en cultures commerciales. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, parmi les régions qui ont le plus souffert de famines au xixe siècle, beaucoup s’étaient tournées brusquement vers l’exploitation du coton, comme celles du Deccan. Mais les programmes d’irrigation lancés par l’administration coloniale ont aussi permis de mettre en valeur des terres qui, jusqu’alors, ne l’étaient pas. On considère ainsi généralement que la diversification des cultures, mais aussi la croissance démographique du pays n’ont entraîné qu’une baisse marginale de la disponibilité en grains au cours du xixe siècle.
L’introduction du chemin de fer par le pouvoir colonial a elle aussi eu des effets ambivalents. Elle a contribué au désenclavement économique des régions indiennes et à la formation d’un marché national, à l’intérieur duquel les excédents agricoles de tel territoire pouvaient compenser les déficits de tel autre. C’était la théorie soutenue par les autorités britanniques, mais c’est bien l’analyse défendue par l’historienne Michelle Mcalpin dans les années 19801 ou, plus récemment, par l’économiste Dave Donaldson2, à partir d’une nouvelle série de chiffres. Il reste néanmoins de nombreuses preuves que, durant les terribles famines des années 1870, l’accélération des transports, mais aussi l’avènement du télégraphe ont conduit les négociants à attendre que les prix montent pour vendre. Le train a même été un facteur d’aggravation de la mortalité en propageant la peste, qui accompagne les famines.
La révolution des transports a également donné aux producteurs indiens un accès au marché international, où ils pouvaient obtenir un meilleur prix que ce qui leur était proposé dans les régions indiennes touchées par les pénuries, à faible pouvoir d’achat. L’inde s’est parfois retrouvée à exporter des céréales alors que le pays connaissait des famines. Il faut porter sur ce point une attention toute particulière à la chronologie : ce qui est vrai au tournant des xixe et xxe siècles, lorsque le réseau ferré est bien installé et que le pouvoir colonial est plus sensible aux perturbations engendrées par le marché, ne l’est pas nécessairement auparavant.
Où en est l’inde aujourd’hui dans sa gestion de la ressource en eau ? L’influence du passé britannique continue de se Notes 1. M. Burge Mcalpin, Subject to Famine. Food Crisis and Economic Change in Western India, 18601920, Princeton, University Press, 1983. 2. D. Donaldson, « Railroads of the Raj: Estimating the Impact of Transportation Infrastructure », NBER Working Papers, 25 octobre 2010. faire fortement ressentir. Les décideurs indiens sont les dignes héritiers de la vision du xixe siècle, qui consiste à répondre aux défis hydriques du pays par des projets gigantesques. Et ce malgré les limites environnementales et humaines évidentes de ce choix.
Depuis l’indépendance, le nombre de barrages a ainsi grimpé de 300 à plus de 4 000. Seule la Chine en a bâti davantage ! Or ces infrastructures provoquent une saturation des sols en eau, une rétention des sédiments et une réduction du débit des fleuves, qui sont presque à sec au niveau de leur embouchure. Au cours du xxe siècle, leur construction a entraîné le déplacement de 40 millions de personnes, qui n’ont souvent eu droit qu’à une maigre indemnisation. Des liens communautaires ont été rompus.
Surtout, leur succès en terme d’irrigation n’a pas été pas si grand : 75 % des surfaces nouvellement irriguées depuis les années 1950 l’ont été grâce à des pompes électriques de relèvement des eaux souterraines. C’est là la vraie révolution hydrique de l’inde. Mais cette solution n’est pas plus soutenable : elle conduit à un abaissement dangereux des nappes phréatiques du nord-ouest du pays ainsi que, dans une moindre mesure, de celles du sud-est.
Pour autant, les solutions alternatives préconisées par les environnementalistes, qui mettent l’accent sur une gestion de l’eau à petite échelle et insistent sur les formes locales de résilience (modèles traditionnels de collecte des eaux de pluie), ne permettront sans doute pas à elles seules de garantir la sécurité alimentaire de l’inde. Elles semblent fantasmer un âge d’or, celui d’une république des villages, écologiquement responsable et subvenant aux besoins de tous, mais qui n’a jamais existé… La question de l’eau demeurera donc un problème central pour l’inde dans les décennies qui viennent. n (Propos recueillis et traduits par
Lucas Chabalier.)
« Les décideurs indiens sont les dignes héritiers de la vision du xixe siècle, qui consiste à répondre aux défis hydriques du pays par des projets gigantesques »