Épopées : le triomphe des brahmanes
Les deux grandes épopées indiennes, le Mahabharata et le Ramayana, ont contribué à la reconfiguration du brahmanisme et à sa victoire face au bouddhisme, en popularisant sa doctrine et ses divinités. Le Mahabharata, la « Grande Geste des Bharata » – redécouvert en France notamment grâce au magnifique spectacle donné par Peter Brook à Paris en 1985 –, est un immense poème de 100 000 strophes, composé par un unique auteur au iiie siècle av. J.-c.,ou par plusieurs entre le ive siècle av. J.-C. et le ive siècle ap. J.-C. Il relate la querelle de succession entre deux branches rivales de la lignée des Kuru : les cent Kaurava contre les cinq Pandava, qui finissent par l’emporter. Une manière d’illustrer la lutte des brahmanes contre les redoutables bouddhistes qui se multiplient alors. Et d’incarner, au fil des récits de batailles, de mariages, de vengeances et de trahisons, des divinités comme Krishna et les principes qui régissent l’ordre social brahmanique : on y trouve ainsi le texte le plus vénéré des écritures hindoues, la Bhagavad Gita, un dialogue entre le dieu Krishna et le héros Arjuna qui présente les devoirs religieux des différentes castes. Le Ramayana, la « Geste de Rama », aurait, lui, été composé au tournant de notre ère par Valmiki. Il célèbre, en 24 000 strophes, les exploits de Rama, le septième avatar de Vishnou, guerrier idéal dans la culture hindoue.
Le principal facteur de déclin est sans doute l’essor de l’hindouisme*, dont on peut schématiser l’histoire en quelques étapes. Jusqu’au vieve siècle avant notre ère, le védisme*, ou religion des brahmanes* (les prêtres), était fondé sur des rites, et les divinités n’étaient pas l’objet d’une dévotion. Il se reconfigure ensuite complètement vers le iiie siècle av. J.-C. D’après la spécialiste des épopées indiennes Madeleine Biardeau, la concurrence des doctrines de salut comme le jaïnisme et le bouddhisme pousse alors le védisme à se réformer, pour devenir ce que l’on pourrait appeler une religion de dévotion à des divinités incarnées. Cette évolution coïncide à peu près avec la rédaction des grandes épopées, autour du règne d’ashoka.
A partir de cette époque, les brahmanes « inventent » un panthéon de dieux ( Brahma, Vishnou, Shiva…), qui deviendront les dieux de l’hindouisme, et leur associent des dieux et héros tirés des cultes locaux indiens. Les bouddhistes admettaient que les fidèles continuent à adorer ces dieux locaux, mais sans leur accorder une place centrale. A l’inverse, la force des brahmanes est d’en faire les fils, les incarnations, les avatars* de leurs divinités. Un peu comme si l’iliade et l’odyssée étaient devenus la base d’une nouvelle religion qui aurait bloqué la diffusion du christianisme !
Parallèlement se cristallise l’idée d’une société organisée autour d’un strict partage des tâches. Il est du devoir du roi d’exercer la violence, ce qui va à l’encontre des préceptes du pacifique Ashoka. L’hindouisme parvient ainsi du même geste à décrédibiliser le bouddhisme et ses principaux défenseurs, et à attirer une population illettrée en reprenant ses dieux. Le bouddhisme,
conscient que ses sermons intellectuels touchent peu de monde, s’essaie tardivement aux mêmes procédés : le récit des incarnations antérieures du Bouddha lui sert à mobiliser les légendes locales. Mais, en dépit de ces efforts, le bouddhisme peine à convaincre les masses.
En dernière instance, l’explication la plus convaincante de cet échec est d’ordre sociologique. Codifiée par l’idéologie brahmanique – telle qu’elle s’exprime dans les Veda et s’impose dans les régions du coeur de l’inde où se développe ce modèle –, la société indienne est organisée en castes* hiérarchisées où le brahmane occupe, en raison de sa pureté, le premier rang. Il est totalement immergé dans cette société dont il assure la cohérence. En niant le privilège de la naissance et la supériorité des brahmanes au profit d’un retrait du monde, les bouddhistes remettent donc radicalement en cause l’ordre social.
Cette remise en cause rencontre de fortes résistances. D’autant que les brahmanes sont plus nombreux, transmettent leur statut à leurs enfants et sont en général moins pauvres que la moyenne des Indiens. Ils s’imposent ainsi comme les leaders d’une population fondamentalement paysanne à qui l’hindouisme offre un puissant cadre religieux. Dans ce contexte, le rejet du bouddhisme prend parfois des formes conquérantes. Au viie-viiie siècle, l’essor du shivaïsme tamoul chasse ainsi les bouddhistes du sud de l’inde : la célébration de la violence inhérente au culte de Shiva (dieu de la guerre et de l’énergie) n’est sans doute pas étrangère à cette hostilité.
Le bouddhisme connaît donc un déclin très progressif, et dont le rythme diffère selon les espaces considérés. Il disparaît de l’inde du Sud dès le viie-viiie siècle, tandis qu’il reste bien vivace au Bengale jusqu’au xiie siècle, soutenu jusqu’aux conquêtes musulmanes par des rois bouddhistes.
Après le xiie siècle, le bouddhisme ne joue-t-il plus aucun rôle dans l’histoire de l’inde ? Si, mais beaucoup plus tard… C’est au xixe siècle en effet que s’ouvre une nouvelle page du bouddhisme indien, dans laquelle les orientalistes européens jouent un rôle non négligeable. A cette date, il ne reste de bouddhistes en Inde que dans quelques vallées du Cachemire peuplées de bouddhistes tibétains. Pis encore : à Bodh Gaya, là où le Bouddha historique avait atteint l’éveil, on ne trouve au xixe siècle que des temples hindous,
desservis par des brahmanes ! On n’a à cette date en Occident aucune idée de l’histoire du bouddhisme, ni de l’articulation des différents courants bouddhistes d’asie. Il a donc fallu que les philologues européens éditent et traduisent les textes sanskrits et palis et décrypent les inscriptions en caractères brahmi pour que l’on parvienne à une meilleure connaissance du bouddhisme et de son histoire. La mainmise des Britanniques sur la Birmanie et Sri Lanka renforce leur familiarité avec le bouddhisme, et leur implantation progressive en Inde leur permet d’en traquer les vestiges dans le sous-continent. Ce sont les services archéologiques indien et cinghalais, créés à la fin du xixe siècle par les Britanniques, qui exhument les ruines des monastères, les statues du Bouddha, et restaurent les stupas.
A côté des orientalistes, d’autres acteurs participent à cette redécouverte : fondée en 1875 par le colonel Olcott et Helena Blavatsky, la Société théosophique prône une religion syncrétique qui doit beaucoup au bouddhisme. De nombreux théosophes se rendent à Sri Lanka et en Inde au tournant du siècle, et s’attachent à y implanter leur nouvelle religion, fondant des ashram* (ermitages) dans lesquels ils vivent retirés. La théosophie exerce ainsi des effets de retour sur le bouddhisme. A Sri Lanka notamment, l’intérêt des théosophes suscite une véritable fierté bouddhiste qui prend de l’ampleur et joue un rôle dans le mouvement de décolonisation. Sous leur influence, un jeune bouddhiste cinghalais, Dharmapala, fonde la Maha Bodhi Society qui se donne pour tâche de chasser les brahmanes de Bodh Gaya – sans rencontrer de grande résistance – et de rebouddhiser le lieu !
Ce sont donc les Occidentaux qui ravivent au xixe siècle le bouddhisme en Inde. A cette phase succède une réappropriation indienne du bouddhisme, dans le sillage d’ambedkar (cf. Christophe Jaffrelot, p. 84). Ce dernier reprend à son compte l’idée de certains orientalistes selon laquelle les intouchables*, qu’il préfère appeler dalit, seraient les descendants de bouddhistes mis au ban de la société par les brahmanes. Il finit, peu avant sa mort, par se convertir au bouddhisme, suivi par les intouchables de sa caste et de quelques autres castes des dalit, dans un retour fantasmé aux origines.
En vérité, aucun élément ne permet d’attester un intérêt ancien des intouchables pour le bouddhisme. Tout au plus peut-on relever une compatibilité entre les revendications des intouchables et l’enseignement primitif du Bouddha : le salut ne dépend pas de la naissance, mais des bonnes actions et de la capacité à méditer. Mais il faut nuancer ce point : seules certaines traditions monastiques permettent aux intouchables de devenir moines. Quelle place le bouddhisme occupe-t-il aujourd’hui en Inde ? Le bouddhisme représente aujourd’hui moins de 1 % de la population indienne, dont une écrasante majorité de nouveaux convertis, concentrés surtout dans l’arrière-pays de Bombay. S’y ajoutent les bouddhistes tibétains des vallées du Cachemire et les réfugiés Chakma – des bouddhistes theravada ayant fui les persécutions qu’ils subissaient au Bangladesh. Les Tibétains réfugiés avec le dalaïlama à Dharamsala occupent une place à part : ils disposent de passeports de libre circulation, mais n’ont pas la nationalité indienne.
En Inde, bouddhistes et hindouistes cohabitent en bonne intelligence. De fait, malgré le peu de sympathie des nationalistes hindous pour Ambedkar, la proportion de bouddhistes est trop insignifiante pour susciter d’hostilité. A Sri Lanka, où les bouddhistes représentent en revanche plus de 70 % de la population, la cohabitation n’est pas plus problématique, en dépit des attaques perpétrées par les séparatistes tamouls contre des hauts lieux bouddhistes, durant les années 1980-1990, et de l’instrumentalisation de la défense du bouddhisme par la propagande gouvernementale pendant le conflit.
L’inde compte plusieurs lieux saints boud– dhistes, dont l’essor récent résulte de l’organisation d’un tourisme international. Bodh Gaya avant tout, où se rencontrent des bouddhistes de tous les courants et de toutes les nationalités. Kapilavastu ensuite, lieu de naissance du Bouddha, généralement identifié à Lumbini, à la frontière de l’inde, en territoire népalais : les Japonais y ont financé un vaste complexe moderne, sous l’égide de l’unesco. Les ruines des grands monastères du Bengale attirent elles aussi, ainsi que le site de Sanchi célèbre pour son grand stupa, et des lieux modernes de méditation fondés par les néo-bouddhistes. Parfaite illustration de cette histoire en deux temps du bouddhisme indien, exhumé et réinventé après de longs siècles d’absence de la terre qui l’avait pourtant vu naître. n
(Propos recueillis par Clément Fabre.)
A Bodh Gaya, là où le Bouddha avait atteint l’éveil, on ne trouve au xixe siècle que des temples hindous