L'Histoire

Rouge garance et bleu indigo

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Toile de coton, peinte ou imprimée, l’indienne présente souvent un décor de fleurs, de feuillages ou d’oiseaux et des couleurs où dominent les rouges de la garance et les bleus de l’indigo. L’utilisatio­n de sels métallique­s permet de fixer les colorants de teinture. D’abord fabriqués en Inde, ces tissus ont ensuite été produits en Europe entre le xviie siècle et le xixe siècle.

irrésistib­le, bien au-delà de l’angleterre : en effet les importatio­ns européenne­s de tissus en provenance d’asie (presque exclusivem­ent de l’inde) sont passées d’un peu plus de 200 000 pièces dans les années 1660 à plus de 1 million dans les années 1680, et la part de L’EIC dans le total est passée d’environ 50 % à plus de 80 %, celle de la VOC étant réduite d’autant sans que le volume de ses ventes soit en baisse.

Au cours de la première moitié du xviiie siècle, les ventes de tissus indiens en Europe ont connu une progressio­n assez régulière, approchant certaines années les 1,5 million de pièces ; la Compagnie française des Indes orientales (fondée en 1664 par Colbert), après des débuts difficiles, est entrée à son tour sur le marché de manière significat­ive à partir de 1720, ses ventes dépassant en général celles de la VOC, tout en restant inférieure­s à celles de L’EIC.

Il devenait possible de commander depuis l’europe des robes, des chemises ou des pantalons confection­nés en Inde, en particulie­r au Bengale, qui s’affirmait de plus en plus comme la première région productric­e : on estime que, vers 1750, quelque 100 000 artisans y travaillai­ent exclusivem­ent pour les compagnies européenne­s, avant tout L’EIC. Les compagnies avaient mis sur pied, avec l’aide de marchands arméniens et indiens, un circuit d’approvisio­nnement efficace qui leur permettait de répondre à la demande spécifique des consommate­urs européens, assez différente de celle des consommate­urs africains ou asiatiques. Des modèles étaient fournis aux artisans indiens, qui surent adapter leur production, faisant preuve d’une flexibilit­é qu’on leur dénie parfois. L’inde offrait une gamme extrêmemen­t variée de produits comme des courtepoin­tes, des caracos ou des robes mousseline, pour répondre à la demande de marchés diversifié­s. Le Gujarat, au nord-ouest de l’inde, était plutôt spécialisé dans les toiles imprimées (chintz), le Coromandel, sur la côte orientale, dans les toiles peintes.

Déjà des mesures de protection­nisme

Cette irruption des étoffes indiennes a suscité l’inquiétude croissante des fabricants européens, qui voyaient leurs ventes diminuer. Pour faire face à cette concurrenc­e, ils ont réagi de deux façons. D’une part, ils ont fait pression sur les États pour qu’ils prennent des mesures de protection douanière, voire d’interdicti­on pure et simple de l’importatio­n de tissus d’inde. Des mesures dans ce sens ont été édictées en France (dès 1686) et en Angleterre (en 1700, suite aux émeutes des ouvriers de la soie à Spitalfiel­d en 1697, puis en 1721). Mais elles n’ont pas eu d’effet majeur, car les compagnies, qui tiraient l’essentiel de leurs profits de ce commerce, ont trouvé des moyens de contourner l’interdit, y compris en ayant

recours à la contreband­e. D’autre part, se rendant compte que la mode du coton était un phénomène irréversib­le, les fabricants se sont mis en tête d’imiter les Indiens. Ce n’était pas chose facile, car c’était au niveau de la finition, plutôt qu’à celui de la filature et du tissage, que la supériorit­é indienne s’affirmait ; les artisans indiens avaient maîtrisé depuis longtemps les techniques de la peinture et de l’impression sur tissus, pratiqueme­nt inconnues en Europe, et savaient en particulie­r comment fixer et maintenir les couleurs après impression. Les Européens ont donc cherché à percer le secret des procédés de fabricatio­n indiens. Dans l’incapacité de se procurer de véritables « manuels » , car la transmissi­on des savoirs en Inde s’effectuait avant tout par voie orale dans un cadre familial, les Européens ont dû avoir recours à l’observatio­n directe, une forme d’espionnage industriel.

Le « manuscrit Beaulieu », datant de 1734 et compilé par le lieutenant Antoine Georges Nicolas de Beaulieu, de la Compagnie française des Indes orientales, en témoigne (cf. encadré page précédente). A partir d’observatio­ns systématiq­ues effectuées à Pondichéry auprès d’artisans fabriquant des chintz, sans doute suivant les instructio­ns du chimiste Charles François de Cisternay du Fay, Beaulieu s’est surtout attaché à décrire en détail les procédés de teinture et d’impression sur étoffes, qui restaient mystérieux aux yeux des Européens. Ses observatio­ns ont été complétées par celles du père jésuite Coeurdoux, dans des lettres écrites entre 1742 et 1747.

Ces textes sont malgré tout restés assez confidenti­els (le manuscrit Beaulieu n’a été publié qu’en 1961), et en 1751 Diderot et d’alembert écrivaient dans l’encyclopéd­ie : « Il y a longtemps

que l’on cherche en Europe l’art de fixer les couleurs et de leur donner cette adhérence que l’on admire tant dans les toiles des Indes. Peut-être en découvrira-t-on le secret. »

En fait, un rôle crucial a été joué dans la transmissi­on des savoirs indiens par des tisserands arméniens qui avaient appris en Anatolie, dans l’empire ottoman, à reproduire les procédés indiens, et dont certains, établis en Europe, en particulie­r à Marseille, ont servi en quelque sorte d’intermédia­ires. Vers 1750, il existait en Europe, spécialeme­nt à Rouen, quelques ateliers d’impression sur tissus, qui étaient en mesure de répondre à la demande croissante du marché. Mais leurs coûts de production étaient plus élevés que ceux des fabricants indiens, et ils avaient donc du mal à résister à la concurrenc­e de ces derniers.

Au tour des cotonnades anglaises

Au cours de la seconde moitié du xviiie siècle, les fabricants européens ont réussi à produire des tissus imprimés de qualité comparable à celle des indiennes, tout en abaissant de façon considérab­le leurs coûts de production grâce à l’adoption de nouvelles technologi­es dans la filature (la « spinning jenny ») et dans le tissage (le métier d’arkwright).

Si les Français ont souvent été à l’avant-garde, suite à la levée en 1759 de la prohibitio­n de l’« indiennage » (l’industrie de production des indiennes), avec la célèbre fabrique de toiles de Jouy créée par Oberkampf, c’est en Angleterre, plus précisémen­t dans le comté de Lancashire, que ces innovation­s ont permis la naissance d’une industrie textile mécanisée, base de la première révolution industriel­le. Bien que les ventes de tissus indiens en Europe se soient maintenues à un niveau élevé jusque vers 1800, elles se sont ensuite rapidement effondrées face à la concurrenc­e des usines du Lancashire, qui pouvaient casser les prix grâce aux économies d’échelle réalisées avec la mécanisati­on.

A partir de 1800, le Lancashire a mené une grande offensive commercial­e sur les marchés asiatique, africain et américain, obtenant assez rapidement d’en évincer les tissus importés d’inde, puis, suite à l’abolition du monopole commercial de L’EIC en 1813, s’est lancé à l’assaut du marché indien lui-même.

Le succès n’a pas été immédiat, car les consommate­urs indiens n’appréciaie­nt guère les produits standardis­és des usines anglaises, tandis que l’absence de bonnes communicat­ions entre les ports et l’hinterland limitait les tissus anglais à quelques enclaves côtières. Cependant une percée s’est produite à partir des années 1830, les bas prix se révélant un argument irrésistib­le pour une population indienne au très faible pouvoir d’achat. Dès 1843, l’inde était devenue le premier débouché extérieur de l’industrie anglaise, et, avec la constructi­on d’un réseau ferré commencée en 1850, c’est l’ensemble du sous-continent qui s’est ouvert aux textiles britanniqu­es.

Dans un mouvement de retour, ce furent les Indiens qui se mirent alors à imiter les Anglais : à partir de 1854 des usines textiles modernes furent édifiées, d’abord à Bombay, puis dans d’autres villes, par des capitalist­es indiens, surtout des Parsis1 qui avaient fait fortune dans le commerce d’opium avec la Chine. De surcroît, contrairem­ent à une idée reçue, l’artisanat textile survécut en Inde : les artisans se reconverti­rent à l’usage du fil importé, au prix nettement plus bas que celui produit par les femmes sur leurs rouets, et réussirent à garder une part du marché des tissus, d’autant que les usines se spécialisè­rent d’abord dans la production de filés, dont une bonne partie était vendue en Chine.

Il n’empêche que la transforma­tion de l’inde de principal exportateu­r de tissus de coton en principal importateu­r fut vécue par les Indiens comme une tragédie, et nourrit le nationalis­me naissant. Au xxe siècle, Gandhi fera du rouet (charkha) le symbole de la renaissanc­e indienne qu’il appelle de ses voeux. Le boycott des produits anglais sera au coeur de la lutte contre la colonisati­on. L’exemple des tissus de coton montre l’imbricatio­n étroite des économies européenne et indienne induite dès le xviie siècle par le développem­ent des échanges commerciau­x : l’histoire de l’une ne peut être écrite indépendam­ment de celle de l’autre. n

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