Pas si mal partie ?
On peut bien sûr pointer la face sombre du modèle indien. Mais comme ces divinités aux quatre bras du panthéon indien, l’approche du modèle socio-économique indien mérite de citer tous les ressorts du tableau. D’abord, la puissance indienne qui a, en quelques décennies, pris le 3e rang mondial en termes de PIB calculé en parité de pouvoir d’achat, juste après la Chine et les États-unis (7e en dollars courants). Ensuite, la vitalité de ces innovations frugales comme les médicaments génériques ou le téléphone le moins cher du monde. Enfin, la stabilité institutionnelle du pays dont la dernière crise remonte à 1991. Les dégâts du progrès comme ailleurs sont indéniables et chagrinent ceux qui auraient voulu que l’inde suive les préceptes de Gandhi ou le socialisme d’ambedkar. Mais la vitalité de la société civile contre les inégalités, la corruption ou les pollutions laisse penser que le modèle indien n’est ni un capitalisme sauvage ni une dictature communiste. La démocratie en économie comme en politique est sans doute le pire système à l’exception de tous les autres. C’est l’enjeu essentiel de l’ère Modi à suivre de près, de très près !
vigueur de la National Rural Employment Guarantee Act en 2005, qui a lancé des travaux publics à grande échelle dans les zones rurales.
De même, la consommation réelle moyenne par tête n’a progressé que de 1 à 2 % chaque année en zones rurales au cours des années 1990 et 2000. Pendant cette période, beaucoup d’indicateurs sociaux ont progressé plus faiblement en Inde qu’au Bangladesh, malgré un taux de croissance du PIB par habitant bien supérieur. Voilà quelques manifestations, parmi d’autres, du caractère déséquilibré de la croissance économique indienne.
Cette croissance ne parvient pas à créer suffisamment d’emplois, notamment pour ceux qui ont des compétences limitées. C’est là l’une des raisons de la faible augmentation des revenus réels. Ensuite vient l’insuffisance de la redistribution, des niveaux de dépenses sociales bas ou des aides importantes destinées à des groupes relativement aisés. Enfin, et c’est essentiel, la puissance publique fait bien trop peu dans les domaines de la santé et de l’éducation, qui contribuent grandement à la qualité de la vie, à la justice sociale et même à la croissance économique.
Sur tous ces points, le contraste entre l’inde et la Chine est saisissant. Que les institutions démocratiques ne constituent pas en soi la garantie de politiques sociales avisées, il n’y a là rien de nouveau. Ce qui importe, c’est la faculté qu’ont les individus à participer à ces institutions et à se faire entendre. En Inde, les plus démunis ne comptent guère, sauf pendant de brefs intervalles autour des élections. Ce n’est que dans des États comme le Kerala ou le Tamil Nadu, où le discours des pauvres est plus structuré et où leur voix porte davantage, que les politiques publiques reflètent leurs droits et leurs intérêts. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que la Chine représente un meilleur modèle politique. Le régime autoritaire chinois a fait payer un lourd tribut à sa population, qu’il se soit agi de la famine gigantesque de 1958-1961, des excès de la Révolution culturelle, ou autres.
On voit souvent dans l’inde une voie de développement alternatif. Est-ce justifié ? Je ne crois pas qu’on puisse parler d’un modèle de développement alternatif dans le cas indien. Pour moi, il s’agit d’un exemple assez classique de capitalisme parrainé par l’état. Celui-ci met en place les infrastructures, les subventions, les droits de propriété, la loi et l’ordre, etc. (en d’autres termes, ce qu’on appelle un environnement favorable aux affaires), et là-dessus arrivent les entreprises privées. Le bien-être de la population, la justice sociale, la soutenabilité environnementale n’apparaissent que bien plus bas sur la liste des priorités politiques.
S’il est un domaine dans lequel l’inde pourrait en revanche servir de modèle aux pays en
« Il n’y a pas de modèle alternatif. En Inde, les plus démunis ne comptent guère, sauf pendant de brefs intervalles autour des élections »
développement, c’est celui de la démocratie. Mais même ici, le tableau est contrasté. Oui, ses institutions démocratiques ont fait preuve de solidité et, dans l’ensemble, de crédibilité. Lorsque l’inde a accédé à l’indépendance, beaucoup d’observateurs pensaient que la démocratie ne tiendrait pas très longtemps. Or il s’est avéré que la démocratie électorale a tenu et qu’elle s’est renforcée.
Mais la démocratie au sens plus large d’un partage équitable du pouvoir et d’une participation active de la population à la vie publique ne se réduit pas à des élections. Et de ce point de vue, l’inde a encore beaucoup de chemin à parcourir, comme tant d’autres. Il suffit de donner l’exemple évident des castes*, qui sont fondamentalement antidémocratiques puisqu’elles reposent sur la hiérarchie et l’arbitraire. Certes, les institutions démocratiques indiennes, le suffrage universel et l’état de droit, ont oeuvré en faveur des castes les plus basses. Mais ce système demeure un élément prépondérant de la vie sociale, et les représentants des hautes castes occupent toujours l’essentiel des postes de pouvoir. Comme l’a exposé dans une série de discours et d’écrits le père de la Constitution indienne, Bhim Rao Ambedkar, l’égalité politique trouve très vite ses limites en l’absence d’égalité sociale et économique (cf. Christophe Jaffrelot, p. 84).
Même si l’on s’attache à des critères plus modestes comme l’intégrité du processus électoral et la protection des libertés civiles, la démocratie indienne est loin d’être exemplaire. C’est d’autant plus vrai dans les zones de conflits comme le Cachemire, le sud du Chhattisgarh, et quelques États du Nord-est, où il existe de graves atteintes à ces libertés. Et même dans le reste du pays, certains droits démocratiques fondamentaux, tels qu’un accès satisfaisant à la justice, font encore défaut à beaucoup de citoyens. En Inde, comme ailleurs, la mise en oeuvre effective des droits démocratiques est une entreprise inachevée. La croissance indienne passe également pour plus respectueuse de l’environnement. Là encore, je m’inscris en faux. Le développement indien est une catastrophe sur le plan environnemental. Le niveau des nappes phréatiques diminue, le débit des fleuves également, les forêts disparaissent par pans entiers, la pollution urbaine augmente, et ce ne sont là que quelques aspects du problème. La protection de l’environnement n’a jamais été une priorité politique, et l’est encore moins aujourd’hui sous le gouvernement de Narendra Modi. La priorité absolue, c’est une croissance plus soutenue, et les préoccupations environnementales ne sont pas censées se mettre en travers de cet objectif.
Il faut reconnaître quand même qu’il y a aussi des points positifs. L’inde n’est pas vraiment pionnière dans le domaine des énergies alternatives, mais elle prend le train, et à plus long terme le pays dispose d’un fort potentiel d’énergie solaire. Ses coûts chutent d’année en année et seront bientôt inférieurs à ceux des énergies conventionnelles. L’avantage comparatif de l’inde en la matière devrait apparaître tôt au tard. Mais, en attendant, l’économie indienne dépend encore largement du charbon, avec les coûts sociaux et environnementaux que l’on sait. n