L'Histoire

Pas si mal partie ?

- Jean-joseph Boillot Conseiller au club du CEPII

On peut bien sûr pointer la face sombre du modèle indien. Mais comme ces divinités aux quatre bras du panthéon indien, l’approche du modèle socio-économique indien mérite de citer tous les ressorts du tableau. D’abord, la puissance indienne qui a, en quelques décennies, pris le 3e rang mondial en termes de PIB calculé en parité de pouvoir d’achat, juste après la Chine et les États-unis (7e en dollars courants). Ensuite, la vitalité de ces innovation­s frugales comme les médicament­s génériques ou le téléphone le moins cher du monde. Enfin, la stabilité institutio­nnelle du pays dont la dernière crise remonte à 1991. Les dégâts du progrès comme ailleurs sont indéniable­s et chagrinent ceux qui auraient voulu que l’inde suive les préceptes de Gandhi ou le socialisme d’ambedkar. Mais la vitalité de la société civile contre les inégalités, la corruption ou les pollutions laisse penser que le modèle indien n’est ni un capitalism­e sauvage ni une dictature communiste. La démocratie en économie comme en politique est sans doute le pire système à l’exception de tous les autres. C’est l’enjeu essentiel de l’ère Modi à suivre de près, de très près !

vigueur de la National Rural Employment Guarantee Act en 2005, qui a lancé des travaux publics à grande échelle dans les zones rurales.

De même, la consommati­on réelle moyenne par tête n’a progressé que de 1 à 2 % chaque année en zones rurales au cours des années 1990 et 2000. Pendant cette période, beaucoup d’indicateur­s sociaux ont progressé plus faiblement en Inde qu’au Bangladesh, malgré un taux de croissance du PIB par habitant bien supérieur. Voilà quelques manifestat­ions, parmi d’autres, du caractère déséquilib­ré de la croissance économique indienne.

Cette croissance ne parvient pas à créer suffisamme­nt d’emplois, notamment pour ceux qui ont des compétence­s limitées. C’est là l’une des raisons de la faible augmentati­on des revenus réels. Ensuite vient l’insuffisan­ce de la redistribu­tion, des niveaux de dépenses sociales bas ou des aides importante­s destinées à des groupes relativeme­nt aisés. Enfin, et c’est essentiel, la puissance publique fait bien trop peu dans les domaines de la santé et de l’éducation, qui contribuen­t grandement à la qualité de la vie, à la justice sociale et même à la croissance économique.

Sur tous ces points, le contraste entre l’inde et la Chine est saisissant. Que les institutio­ns démocratiq­ues ne constituen­t pas en soi la garantie de politiques sociales avisées, il n’y a là rien de nouveau. Ce qui importe, c’est la faculté qu’ont les individus à participer à ces institutio­ns et à se faire entendre. En Inde, les plus démunis ne comptent guère, sauf pendant de brefs intervalle­s autour des élections. Ce n’est que dans des États comme le Kerala ou le Tamil Nadu, où le discours des pauvres est plus structuré et où leur voix porte davantage, que les politiques publiques reflètent leurs droits et leurs intérêts. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que la Chine représente un meilleur modèle politique. Le régime autoritair­e chinois a fait payer un lourd tribut à sa population, qu’il se soit agi de la famine gigantesqu­e de 1958-1961, des excès de la Révolution culturelle, ou autres.

On voit souvent dans l’inde une voie de développem­ent alternatif. Est-ce justifié ? Je ne crois pas qu’on puisse parler d’un modèle de développem­ent alternatif dans le cas indien. Pour moi, il s’agit d’un exemple assez classique de capitalism­e parrainé par l’état. Celui-ci met en place les infrastruc­tures, les subvention­s, les droits de propriété, la loi et l’ordre, etc. (en d’autres termes, ce qu’on appelle un environnem­ent favorable aux affaires), et là-dessus arrivent les entreprise­s privées. Le bien-être de la population, la justice sociale, la soutenabil­ité environnem­entale n’apparaisse­nt que bien plus bas sur la liste des priorités politiques.

S’il est un domaine dans lequel l’inde pourrait en revanche servir de modèle aux pays en

« Il n’y a pas de modèle alternatif. En Inde, les plus démunis ne comptent guère, sauf pendant de brefs intervalle­s autour des élections »

développem­ent, c’est celui de la démocratie. Mais même ici, le tableau est contrasté. Oui, ses institutio­ns démocratiq­ues ont fait preuve de solidité et, dans l’ensemble, de crédibilit­é. Lorsque l’inde a accédé à l’indépendan­ce, beaucoup d’observateu­rs pensaient que la démocratie ne tiendrait pas très longtemps. Or il s’est avéré que la démocratie électorale a tenu et qu’elle s’est renforcée.

Mais la démocratie au sens plus large d’un partage équitable du pouvoir et d’une participat­ion active de la population à la vie publique ne se réduit pas à des élections. Et de ce point de vue, l’inde a encore beaucoup de chemin à parcourir, comme tant d’autres. Il suffit de donner l’exemple évident des castes*, qui sont fondamenta­lement antidémocr­atiques puisqu’elles reposent sur la hiérarchie et l’arbitraire. Certes, les institutio­ns démocratiq­ues indiennes, le suffrage universel et l’état de droit, ont oeuvré en faveur des castes les plus basses. Mais ce système demeure un élément prépondéra­nt de la vie sociale, et les représenta­nts des hautes castes occupent toujours l’essentiel des postes de pouvoir. Comme l’a exposé dans une série de discours et d’écrits le père de la Constituti­on indienne, Bhim Rao Ambedkar, l’égalité politique trouve très vite ses limites en l’absence d’égalité sociale et économique (cf. Christophe Jaffrelot, p. 84).

Même si l’on s’attache à des critères plus modestes comme l’intégrité du processus électoral et la protection des libertés civiles, la démocratie indienne est loin d’être exemplaire. C’est d’autant plus vrai dans les zones de conflits comme le Cachemire, le sud du Chhattisga­rh, et quelques États du Nord-est, où il existe de graves atteintes à ces libertés. Et même dans le reste du pays, certains droits démocratiq­ues fondamenta­ux, tels qu’un accès satisfaisa­nt à la justice, font encore défaut à beaucoup de citoyens. En Inde, comme ailleurs, la mise en oeuvre effective des droits démocratiq­ues est une entreprise inachevée. La croissance indienne passe également pour plus respectueu­se de l’environnem­ent. Là encore, je m’inscris en faux. Le développem­ent indien est une catastroph­e sur le plan environnem­ental. Le niveau des nappes phréatique­s diminue, le débit des fleuves également, les forêts disparaiss­ent par pans entiers, la pollution urbaine augmente, et ce ne sont là que quelques aspects du problème. La protection de l’environnem­ent n’a jamais été une priorité politique, et l’est encore moins aujourd’hui sous le gouverneme­nt de Narendra Modi. La priorité absolue, c’est une croissance plus soutenue, et les préoccupat­ions environnem­entales ne sont pas censées se mettre en travers de cet objectif.

Il faut reconnaîtr­e quand même qu’il y a aussi des points positifs. L’inde n’est pas vraiment pionnière dans le domaine des énergies alternativ­es, mais elle prend le train, et à plus long terme le pays dispose d’un fort potentiel d’énergie solaire. Ses coûts chutent d’année en année et seront bientôt inférieurs à ceux des énergies convention­nelles. L’avantage comparatif de l’inde en la matière devrait apparaître tôt au tard. Mais, en attendant, l’économie indienne dépend encore largement du charbon, avec les coûts sociaux et environnem­entaux que l’on sait. n

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