Comment le sanskrit a « conquis » l’asie
De la langue des prêtres à la langue des rois Carte : naissance d’une aire culturelle
Entre le début de l’ère chrétienne et le milieu du IIE millénaire, le sanskrit* – jusqu’alors langue sacerdotale des brahmanes* depuis ses premières attestations près d’un millénaire auparavant – s’est imposé comme langue de culture et d’expression politique dans une grande partie de l’asie. Depuis les îles Maldives jusqu’au Japon, de l’afghanistan et des oasis d’asie centrale sur la route de la soie à Bali, il a unifié une aire culturelle que l’on peut qualifier, au moins en partie, de « Cosmopolis sanskrite » , pour reprendre l’expression de Sheldon Pollock1.
L’épigraphie permet de suivre cette progressive extension. Au Cambodge, le sanskrit est utilisé, du vie au xive siècle, dans des inscriptions où il se retrouve à partir du viie siècle associé au vieux khmer – qui lui emprunte beaucoup de mots. S’y succèdent des portions de contenu différent : le sanskrit vient en premier pour proclamer la gloire des rois et de leurs lignées tandis que le vieux khmer donne ensuite les détails pratiques des donations enregistrées.
En Indonésie, les inscriptions sanskrites apparaissent au ve siècle, moins nombreuses toutefois qu’au Cambodge, et plus rarement bilingues. La tradition littéraire sanskrite exerça cependant une influence plus profonde à Java : elle suscita la naissance de la littérature kavi en vieux javanais, dont on ne trouve pas d’équivalent au Cambodge.
Au Tibet, en Asie centrale, en Chine et au Japon enfin, le sanskrit se diffuse à travers les textes du bouddhisme du grand véhicule (cf. Éric Meyer, p. 16) qui sont traduits dans les langues véhiculaires. Les moines pèlerins chinois (comme Hiuan-tsang et Yi-tsing au viie siècle) viennent en Inde chercher et copier des manuscrits. Des formules en sanskrit – assurant protection, créant du mérite religieux ou manifestant la présence du bouddha* – sont xylographiées, écrites sur des manuscrits ou inscrites sur des pierres ou des briques.
Comment expliquer cette diffusion du sanskrit en Asie ? En quoi ce phénomène culturel est-il comparable à la carrière d’autres langues, comme le latin dans le monde occidental ? Procède-t-il de développements religieux ou politiques ?
« Greater India » ?
L’expansion géographique du sanskrit n’a pas manqué d’attirer l’attention des chercheurs, dès la publication des premières inscriptions d’indonésie et du Cambodge à partir de la fin des années 1870, sous l’impulsion du savant néerlandais Hendrik Kern, bientôt imité par Auguste Barth et Abel Bergaigne en France.
De la fin du IIE millénaire av. J.-C. jusqu’au début de l’ère chrétienne, le sanskrit est resté une langue liturgique et sacerdotale. Il a été utilisé pour la rédaction de textes qui ont le statut de révélation ( shruti, « audition »), étant d’origine non humaine : les Veda* dont les hymnes et les formules sont récités lors des sacrifices, les Brahmana, sortes de commentaires sur le rituel, les Upanishad et les Aranyaka, spéculations philosophiques. On composa aussi en sanskrit des textes regroupés sous le nom de « tradition » ( smriti, littéralement « mémoire, souvenir »), qui sont complémentaires des Veda mais s’en distinguent parce qu’on leur reconnaît des auteurs humains. Les premières inscriptions retrouvées en Inde remontent peut-être au ive siècle avant notre ère mais sont composées dans différents prakrits (les langues parlées de l’époque). Panini établit alors une remarquable grammaire du sanskrit qui fera autorité. Il utilise, pour désigner cette langue des dieux, les termes bhasha (« parole »), pour la forme parlée, et chandas (« mètre, texte versifié »), pour les textes védiques. Mais l’oralité reste essentielle dans la religion des brahmanes (le védisme, ce qui deviendra l’hindouisme) : les textes védiques sont transmis oralement, sans recours à l’écrit. Au début de notre ère, le sanskrit quitte cette sphère purement religieuse pour devenir la langue des belles-lettres (le kavya) et la langue de l’expression politique dans les inscriptions. C’est à ce moment qu’apparaît pour le designer le terme samskrita, « construit, apprêté, parfait », dont dérive le mot français sanskrit. La voie est ouverte pour la carrière du sanskrit comme langue par excellence de la littérature et de l’expression du pouvoir, un statut qu’elle conservera pour près d’un millénaire avant que les langues régionales deviennent elles aussi littéraires et lui fassent concurrence. E. F.
Différentes théories ont été proposées pour rendre compte de la diffusion de la culture indienne en Asie, qui, au-delà du sanskrit, « exporta » également ses religions – l’hindouisme*, le bouddhisme – et son architecture religieuse.
Dans le contexte de la lutte pour l’indépendance, des historiens indiens imaginèrent l’asie du Sud-est comme une Grande Inde (« Greater India »), conquise et colonisée par des rois indiens, à l’image de la Grande Grèce de l’italie du Sud préromaine. Mais il apparut bien vite que cette diffusion culturelle n’avait pas été la conséquence de conquêtes militaires.
D’autres historiens proposèrent alors le concept d’« indianisation » pour désigner ce rayonnement civilisateur de l’inde, promu par les échanges commerciaux dans le golfe du Bengale et l’océan Indien. Cette notion d’indianisation fut elle-même critiquée car elle faisait des régions « indianisées » des contrées sauvages
On a longtemps utilisé le concept d’« indianisation » pour désigner ce rayonnement civilisateur de l’inde dans toute l’asie du Sud-est
et barbares, réceptacles passifs de l’apport civilisateur de l’inde.
De fait, les emprunts à la culture indienne ont fait l’objet, partout où ils furent reçus, d’adaptations locales, dans un processus de « localisation » selon l’expression d’oliver Wolters2. Ainsi, en Indonésie, le petit corpus de douze inscriptions en sanskrit, datant du ve et du vie siècles et attribuées aux rois Mulavarman (est de Bornéo) et Purnavarman (ouest de Java), révèle des usages spécifiques et inédits en Inde. Les poteaux sacrificiels (yupa) inscrits de Mulavarman commémorent en effet des dons et non pas des sacrifices comme en Inde. Les empreintes de pieds de Purnavarman, accompagnées d’inscriptions à sa gloire, sont offertes à la dévotion, alors qu’en Inde ce sont les pieds de figures divines, mythiques ou ancestrales que l’on représente, jamais ceux d’un roi en exercice.
De plus, il n’est pas toujours évident qu’un même terme sanskrit recouvre des notions ou réalités similaires partout où il est utilisé. Les glissements de sens sont fréquents, d’autant que les langues locales empruntent régulièrement au sanskrit : en Indonésie, les inscriptions en vieux malais et vieux javanais en sont ainsi mâtinées.
L’inde elle-même, en particulier l’inde du Sud et de l’est, s’est « indianisée » simultanément
à l’asie du Sud-est, au point donc que le terme d’« indianisation » est devenu inapproprié.
Il y eut d’ailleurs certainement de multiples foyers d’échange, y compris des régions également en cours d’« indianisation », comme l’inde du Sud, car c’est d’une écriture de cette région que dérivent de nombreuses écritures d’asie du Sud-est.
Comme le montre l’archéologie, les échanges précédèrent de longue date l’essor du sanskrit comme langue de culture et d’expression politique en Inde comme dans le reste de l’asie.
Rois, brahmanes et marchands
Qui a permis l’expansion de la culture indienne en Asie ? Trois hypothèses ont été mises en avant : les rois, les brahmanes et les marchands. La première a été invalidée. Comme on l’a dit, les rois indiens ne s’engagèrent pas dans des conquêtes hors de l’inde. Quant aux brahmanes, il est peu probable qu’ils se soient massivement installés hors du territoire sacré de l’inde, seul capable de garantir leur pureté rituelle. Toutefois, si les brahmanes voyagèrent peu, ce ne fut pas le cas des textes, dont bien souvent ils étaient les auteurs, et qui contribuèrent à la diffusion du sanskrit, au gré des interprétations locales dont ils firent l’objet. Ainsi les tours à visage d’angkor au Cambodge ont-elles peut-être été conçues, comme le suggère Bruno Dagens3, d’après l’interprétation littérale d’un terme des traités architecturaux sanskrits : mukha-mandapa, composé de mukha (« la bouche, le visage ») et de mandapa (« pavillon »), qui, en Inde, désigne un pavillon d’entrée.
Enfin, les échanges commerciaux dans l’océan Indien, et au-delà jusqu’à la Chine, ont sans nul doute joué un rôle primordial, à mesure que les contacts s’intensifiaient. Il est vraisemblable que les royaumes d’asie du Sud-est alors en formation
(Vietnam, Cambodge, Java, Bornéo, Sumatra) adoptèrent la rhétorique politique sanskrite sophistiquée de leurs concurrents indiens pour se faire valoir aux yeux de l’empereur de Chine.
Connotation religieuse ?
La thèse défendue par Sheldon Pollock, avec la Cosmopolis sanskrite, a récemment renouvelé le débat sur la diffusion de cette langue. Comme le montre l’historien, le lien est étroit entre le développement de la littérature en sanskrit – le kavya, équivalent de nos belles-lettres –, le pouvoir politique et la culture de cour. Le succès du sanskrit peut ainsi s’appréhender sous l’angle de l’esthétisation du pouvoir. Au début du Ier millénaire, le sanskrit – jusqu’alors langue liturgique et sacerdotale – se sécularise et s’impose comme la langue apte à décrire la gloire royale dans un ensemble culturel en cours de formation, comme dans une inscription à Junagadh (dans l’actuel Gujarat) datée de 150 de notre ère et qui évoque la gloire d’un roi à l’occasion de la rénovation d’un bassin. Sheldon Pollock dissocie ainsi le succès du sanskrit de toute connotation religieuse et du prestige des brahmanes.
Il est vrai que le sanskrit, langue des brahmanes, fut aussi une des langues du bouddhisme. Mais est-ce seulement en raison de sa puissance esthétique ? Ne serait-ce pas aussi (voire d’abord) pour converser, polémiquer avec les brahmanes dans leur langue et s’adresser à des élites politiques sanskritisées que les bouddhistes, ou du moins certains d’entre eux, adoptèrent le sanskrit ?
Sheldon Pollock met avec justesse l’accent sur la langue, ce sanskrit, doté d’une grammaire, qui, n’étant pas un parler régional, peut devenir langue translocale.
Reste que les influences et échanges dépassent le seul discours royal épigraphique et la littérature. En Chine et au Japon, c’est le sanskrit bouddhique qui se répand, pas celui des éloges épigraphiques. L’architecture religieuse est elle aussi concernée, qu’on pense à Angkor ou à Prambanan. Dès le ixe siècle, des inflexions régionales se manifestent, des formes de localisation, apposées sur des archétypes venus d’inde (comme dans le temple de Prambanan).
Ce sont donc des facteurs multiples qui permettent de comprendre la diffusion du sanskrit que n’a portée aucune conquête, aucun empire. Le prestige brahmanique d’abord – et ce même après la sécularisation du sanskrit – demeure essentiel pour comprendre cette diffusion ; là où leur religion s’est répandue, les brahmanes restent des figures de référence, indispensables pour accomplir les rituels. Mais ils ne sont pas les seuls ; les marchands ont joué eux aussi un rôle crucial – même s’il est moins documenté dans l’épigraphie.
Progressivement, le sanskrit, langue sacrée, s’est sécularisé. En Asie se sont développées des littératures régionales en langues vernaculaires avec pour modèle la tradition littéraire sanskrite, comme la littérature kavi à Java. Les sources épigraphiques que sont les éloges des rois, retrouvées en Inde et dans toute l’asie du Sud-est, permettent de reconstruire l’histoire des dynasties, mais nous ouvrent aussi, dans les pas de Sheldon Pollock, des perspectives nouvelles sur l’histoire culturelle de l’asie prémoderne quant à l’emploi des langues. n
Le prestige brahmanique reste essentiel pour comprendre la diffusion du sanskrit. Mais la langue sacrée est aussi devenue une langue de cour et de marchands