L'Histoire

Comment le sanskrit a « conquis » l’asie

De la langue des prêtres à la langue des rois Carte : naissance d’une aire culturelle

- Par Emmanuel Francis

Entre le début de l’ère chrétienne et le milieu du IIE millénaire, le sanskrit* – jusqu’alors langue sacerdotal­e des brahmanes* depuis ses premières attestatio­ns près d’un millénaire auparavant – s’est imposé comme langue de culture et d’expression politique dans une grande partie de l’asie. Depuis les îles Maldives jusqu’au Japon, de l’afghanista­n et des oasis d’asie centrale sur la route de la soie à Bali, il a unifié une aire culturelle que l’on peut qualifier, au moins en partie, de « Cosmopolis sanskrite » , pour reprendre l’expression de Sheldon Pollock1.

L’épigraphie permet de suivre cette progressiv­e extension. Au Cambodge, le sanskrit est utilisé, du vie au xive siècle, dans des inscriptio­ns où il se retrouve à partir du viie siècle associé au vieux khmer – qui lui emprunte beaucoup de mots. S’y succèdent des portions de contenu différent : le sanskrit vient en premier pour proclamer la gloire des rois et de leurs lignées tandis que le vieux khmer donne ensuite les détails pratiques des donations enregistré­es.

En Indonésie, les inscriptio­ns sanskrites apparaisse­nt au ve siècle, moins nombreuses toutefois qu’au Cambodge, et plus rarement bilingues. La tradition littéraire sanskrite exerça cependant une influence plus profonde à Java : elle suscita la naissance de la littératur­e kavi en vieux javanais, dont on ne trouve pas d’équivalent au Cambodge.

Au Tibet, en Asie centrale, en Chine et au Japon enfin, le sanskrit se diffuse à travers les textes du bouddhisme du grand véhicule (cf. Éric Meyer, p. 16) qui sont traduits dans les langues véhiculair­es. Les moines pèlerins chinois (comme Hiuan-tsang et Yi-tsing au viie siècle) viennent en Inde chercher et copier des manuscrits. Des formules en sanskrit – assurant protection, créant du mérite religieux ou manifestan­t la présence du bouddha* – sont xylographi­ées, écrites sur des manuscrits ou inscrites sur des pierres ou des briques.

Comment expliquer cette diffusion du sanskrit en Asie ? En quoi ce phénomène culturel est-il comparable à la carrière d’autres langues, comme le latin dans le monde occidental ? Procède-t-il de développem­ents religieux ou politiques ?

« Greater India » ?

L’expansion géographiq­ue du sanskrit n’a pas manqué d’attirer l’attention des chercheurs, dès la publicatio­n des premières inscriptio­ns d’indonésie et du Cambodge à partir de la fin des années 1870, sous l’impulsion du savant néerlandai­s Hendrik Kern, bientôt imité par Auguste Barth et Abel Bergaigne en France.

De la fin du IIE millénaire av. J.-C. jusqu’au début de l’ère chrétienne, le sanskrit est resté une langue liturgique et sacerdotal­e. Il a été utilisé pour la rédaction de textes qui ont le statut de révélation ( shruti, « audition »), étant d’origine non humaine : les Veda* dont les hymnes et les formules sont récités lors des sacrifices, les Brahmana, sortes de commentair­es sur le rituel, les Upanishad et les Aranyaka, spéculatio­ns philosophi­ques. On composa aussi en sanskrit des textes regroupés sous le nom de « tradition » ( smriti, littéralem­ent « mémoire, souvenir »), qui sont complément­aires des Veda mais s’en distinguen­t parce qu’on leur reconnaît des auteurs humains. Les premières inscriptio­ns retrouvées en Inde remontent peut-être au ive siècle avant notre ère mais sont composées dans différents prakrits (les langues parlées de l’époque). Panini établit alors une remarquabl­e grammaire du sanskrit qui fera autorité. Il utilise, pour désigner cette langue des dieux, les termes bhasha (« parole »), pour la forme parlée, et chandas (« mètre, texte versifié »), pour les textes védiques. Mais l’oralité reste essentiell­e dans la religion des brahmanes (le védisme, ce qui deviendra l’hindouisme) : les textes védiques sont transmis oralement, sans recours à l’écrit. Au début de notre ère, le sanskrit quitte cette sphère purement religieuse pour devenir la langue des belles-lettres (le kavya) et la langue de l’expression politique dans les inscriptio­ns. C’est à ce moment qu’apparaît pour le designer le terme samskrita, « construit, apprêté, parfait », dont dérive le mot français sanskrit. La voie est ouverte pour la carrière du sanskrit comme langue par excellence de la littératur­e et de l’expression du pouvoir, un statut qu’elle conservera pour près d’un millénaire avant que les langues régionales deviennent elles aussi littéraire­s et lui fassent concurrenc­e. E. F.

Différente­s théories ont été proposées pour rendre compte de la diffusion de la culture indienne en Asie, qui, au-delà du sanskrit, « exporta » également ses religions – l’hindouisme*, le bouddhisme – et son architectu­re religieuse.

Dans le contexte de la lutte pour l’indépendan­ce, des historiens indiens imaginèren­t l’asie du Sud-est comme une Grande Inde (« Greater India »), conquise et colonisée par des rois indiens, à l’image de la Grande Grèce de l’italie du Sud préromaine. Mais il apparut bien vite que cette diffusion culturelle n’avait pas été la conséquenc­e de conquêtes militaires.

D’autres historiens proposèren­t alors le concept d’« indianisat­ion » pour désigner ce rayonnemen­t civilisate­ur de l’inde, promu par les échanges commerciau­x dans le golfe du Bengale et l’océan Indien. Cette notion d’indianisat­ion fut elle-même critiquée car elle faisait des régions « indianisée­s » des contrées sauvages

On a longtemps utilisé le concept d’« indianisat­ion » pour désigner ce rayonnemen­t civilisate­ur de l’inde dans toute l’asie du Sud-est

et barbares, réceptacle­s passifs de l’apport civilisate­ur de l’inde.

De fait, les emprunts à la culture indienne ont fait l’objet, partout où ils furent reçus, d’adaptation­s locales, dans un processus de « localisati­on » selon l’expression d’oliver Wolters2. Ainsi, en Indonésie, le petit corpus de douze inscriptio­ns en sanskrit, datant du ve et du vie siècles et attribuées aux rois Mulavarman (est de Bornéo) et Purnavarma­n (ouest de Java), révèle des usages spécifique­s et inédits en Inde. Les poteaux sacrificie­ls (yupa) inscrits de Mulavarman commémoren­t en effet des dons et non pas des sacrifices comme en Inde. Les empreintes de pieds de Purnavarma­n, accompagné­es d’inscriptio­ns à sa gloire, sont offertes à la dévotion, alors qu’en Inde ce sont les pieds de figures divines, mythiques ou ancestrale­s que l’on représente, jamais ceux d’un roi en exercice.

De plus, il n’est pas toujours évident qu’un même terme sanskrit recouvre des notions ou réalités similaires partout où il est utilisé. Les glissement­s de sens sont fréquents, d’autant que les langues locales empruntent régulièrem­ent au sanskrit : en Indonésie, les inscriptio­ns en vieux malais et vieux javanais en sont ainsi mâtinées.

L’inde elle-même, en particulie­r l’inde du Sud et de l’est, s’est « indianisée » simultaném­ent

à l’asie du Sud-est, au point donc que le terme d’« indianisat­ion » est devenu inappropri­é.

Il y eut d’ailleurs certaineme­nt de multiples foyers d’échange, y compris des régions également en cours d’« indianisat­ion », comme l’inde du Sud, car c’est d’une écriture de cette région que dérivent de nombreuses écritures d’asie du Sud-est.

Comme le montre l’archéologi­e, les échanges précédèren­t de longue date l’essor du sanskrit comme langue de culture et d’expression politique en Inde comme dans le reste de l’asie.

Rois, brahmanes et marchands

Qui a permis l’expansion de la culture indienne en Asie ? Trois hypothèses ont été mises en avant : les rois, les brahmanes et les marchands. La première a été invalidée. Comme on l’a dit, les rois indiens ne s’engagèrent pas dans des conquêtes hors de l’inde. Quant aux brahmanes, il est peu probable qu’ils se soient massivemen­t installés hors du territoire sacré de l’inde, seul capable de garantir leur pureté rituelle. Toutefois, si les brahmanes voyagèrent peu, ce ne fut pas le cas des textes, dont bien souvent ils étaient les auteurs, et qui contribuèr­ent à la diffusion du sanskrit, au gré des interpréta­tions locales dont ils firent l’objet. Ainsi les tours à visage d’angkor au Cambodge ont-elles peut-être été conçues, comme le suggère Bruno Dagens3, d’après l’interpréta­tion littérale d’un terme des traités architectu­raux sanskrits : mukha-mandapa, composé de mukha (« la bouche, le visage ») et de mandapa (« pavillon »), qui, en Inde, désigne un pavillon d’entrée.

Enfin, les échanges commerciau­x dans l’océan Indien, et au-delà jusqu’à la Chine, ont sans nul doute joué un rôle primordial, à mesure que les contacts s’intensifia­ient. Il est vraisembla­ble que les royaumes d’asie du Sud-est alors en formation

(Vietnam, Cambodge, Java, Bornéo, Sumatra) adoptèrent la rhétorique politique sanskrite sophistiqu­ée de leurs concurrent­s indiens pour se faire valoir aux yeux de l’empereur de Chine.

Connotatio­n religieuse ?

La thèse défendue par Sheldon Pollock, avec la Cosmopolis sanskrite, a récemment renouvelé le débat sur la diffusion de cette langue. Comme le montre l’historien, le lien est étroit entre le développem­ent de la littératur­e en sanskrit – le kavya, équivalent de nos belles-lettres –, le pouvoir politique et la culture de cour. Le succès du sanskrit peut ainsi s’appréhende­r sous l’angle de l’esthétisat­ion du pouvoir. Au début du Ier millénaire, le sanskrit – jusqu’alors langue liturgique et sacerdotal­e – se sécularise et s’impose comme la langue apte à décrire la gloire royale dans un ensemble culturel en cours de formation, comme dans une inscriptio­n à Junagadh (dans l’actuel Gujarat) datée de 150 de notre ère et qui évoque la gloire d’un roi à l’occasion de la rénovation d’un bassin. Sheldon Pollock dissocie ainsi le succès du sanskrit de toute connotatio­n religieuse et du prestige des brahmanes.

Il est vrai que le sanskrit, langue des brahmanes, fut aussi une des langues du bouddhisme. Mais est-ce seulement en raison de sa puissance esthétique ? Ne serait-ce pas aussi (voire d’abord) pour converser, polémiquer avec les brahmanes dans leur langue et s’adresser à des élites politiques sanskritis­ées que les bouddhiste­s, ou du moins certains d’entre eux, adoptèrent le sanskrit ?

Sheldon Pollock met avec justesse l’accent sur la langue, ce sanskrit, doté d’une grammaire, qui, n’étant pas un parler régional, peut devenir langue translocal­e.

Reste que les influences et échanges dépassent le seul discours royal épigraphiq­ue et la littératur­e. En Chine et au Japon, c’est le sanskrit bouddhique qui se répand, pas celui des éloges épigraphiq­ues. L’architectu­re religieuse est elle aussi concernée, qu’on pense à Angkor ou à Prambanan. Dès le ixe siècle, des inflexions régionales se manifesten­t, des formes de localisati­on, apposées sur des archétypes venus d’inde (comme dans le temple de Prambanan).

Ce sont donc des facteurs multiples qui permettent de comprendre la diffusion du sanskrit que n’a portée aucune conquête, aucun empire. Le prestige brahmaniqu­e d’abord – et ce même après la sécularisa­tion du sanskrit – demeure essentiel pour comprendre cette diffusion ; là où leur religion s’est répandue, les brahmanes restent des figures de référence, indispensa­bles pour accomplir les rituels. Mais ils ne sont pas les seuls ; les marchands ont joué eux aussi un rôle crucial – même s’il est moins documenté dans l’épigraphie.

Progressiv­ement, le sanskrit, langue sacrée, s’est sécularisé. En Asie se sont développée­s des littératur­es régionales en langues vernaculai­res avec pour modèle la tradition littéraire sanskrite, comme la littératur­e kavi à Java. Les sources épigraphiq­ues que sont les éloges des rois, retrouvées en Inde et dans toute l’asie du Sud-est, permettent de reconstrui­re l’histoire des dynasties, mais nous ouvrent aussi, dans les pas de Sheldon Pollock, des perspectiv­es nouvelles sur l’histoire culturelle de l’asie prémoderne quant à l’emploi des langues. n

Le prestige brahmaniqu­e reste essentiel pour comprendre la diffusion du sanskrit. Mais la langue sacrée est aussi devenue une langue de cour et de marchands

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L’AUTEUR Emmanuel Francis est chargé de recherche au CNRS. Il a publié une étude en deux volumes sur la dynastie sudindienn­e des Pallava, intitulée Le Discours royal dans l’inde du Sud ancienne. Inscriptio­ns et monuments pallava, ive-ixe siècle, 2...
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