L'Histoire

Maurya, Kouchans, Gupta. Brève histoire des empires

Des empires à géométrie variable

- Par Gérard Fussman

En apparence, « empire » s’oppose à « royaume » et à « république ». Un royaume est un espace plus ou moins unifié dirigé par un roi ou une reine, un empire un espace beaucoup plus vaste, disparate, parfois composé de royaumes ou d’états républicai­ns, et dirigé par un empereur ou une impératric­e. La réalité est autre. L’empire colonial français sous la IIIE et la IVE République­s n’avait pas d’empereur ; l’empereur de Centrafriq­ue Bokassa Ier et dernier du nom n’avait pas d’empire. L’exemple le plus frappant est celui de l’empire britanniqu­e à son apogée, en principe dirigé par une reine et incluant un autre empire, celui des Indes. La titulature officielle de la reine Victoria était en effet « Her Majesty Victoria, by the Grace of God, Queen of the United Kingdom of Great Britain and Ireland, Defender of the Faith, Empress of India » . Les officiers britanniqu­es des armées indiennes buvaient à la santé de la reine, pas à celle de l’impératric­e.

« Roi au-dessus des rois »

La titulature des souverains ne permet pas de distinguer entre royaume et empire. En Inde, il existe deux sortes de titres, sanskrits* et d’origine non indienne. Les titres sanskrits se dévalorise­nt très vite. Ashoka (304-232 av. J.-C.), le seul souverain indien à avoir exercé son pouvoir sur la majeure partie du sous-continent indien, ne se nomme jamais que raja, « roi ». Moins d’un siècle plus tard, c’est par maharaja*, littéralem­ent « grand roi », que les monnaies bilingues des souverains grecs de l’inde du Nord traduisent le grec basileus, « roi » (qui est aussi le titre grec du Grand Roi iranien achéménide et de l’empereur romain) ; et ce nouveau titre se dévalue luimême très vite. Sur une monnaie rare, le titre que porte Eucratide Ier est déjà en grec basileus megas, « roi grand », en moyen indien1 maharaja rajatiraja « roi, roi au-dessus des [autres] rois ».

Au ier siècle de notre ère, les conquérant­s sakas de l’inde du Nord continuent la frappe de monnaies bilingues, mais adoptent la titulature des souverains achéménide­s et parthes : ils se disent en grec basileus basileon, « roi des rois », traduit aussi en moyen indien par maharaja rajatiraja. Ces titres sont repris par les Kouchans, agrémentés parfois des mots devaputra (« fils de dieu ») et shahi (« roi », en iranien). Vers 350, Samudragup­ta, deuxième souverain de la dynastie Gupta, fait clairement la différence entre un simple maharaja « roi » et un maharajadh­iraja, « roi suzerain des rois » conquérant de nombreux territoire­s et dont la gloire s’étend sur toute la Terre. Mais, en 671, la titulature officielle d’un souverain qui ne contrôlait que la vallée de la Gilgit et peut-être le Baltistan (aujourd’hui territoire­s pakistanai­s) est paramabhat­taraka-maharajadh­iraja-paramesvar­a, « très illustre seigneur, roi suzerain des rois, souverain suprême ».

Cette inflation des titres fait écho à une conception de la royauté pour l’essentiel inchangée depuis les textes les plus anciens. On devient roi par la naissance, de préférence dans la famille royale (la primogénit­ure n’est pas nécessaire), du moins dans la classe héréditair­e des kshatriyas*, la seule à vocation guerrière, la seule apte à fournir des souverains, d’où son autre nom de rajanya, « royale ». C’est la même idée que véhicule le terme rajaputra, « fils de roi ». Les Rajputs* sont certes pour la plupart des paysans, mais ils ont vocation à être rois si les circonstan­ces et leur valeur militaire le permettent. Si toute une catégorie sociale se dit royale ou descendant­e de roi, il faut donc bien que le souverain s’en distingue, d’où le titre de maharaja qu’avaient le droit de porter jusqu’en 1947 les souverains des États princiers hindous (Jaipur, Udaipur, Gwalior, etc.) non directemen­t administré­s par les Britanniqu­es.

Le devoir du guerrier est de combattre, même s’il y est réticent (c’est l’une des leçons de la Bhagavadgi­ta, l’un des textes fondamenta­ux de l’hindouisme*), et celui du roi, d’agrandir ses territoire­s. Pour cela, il est dit vijigishu, « désireux de conquête/victoire ». Ashoka lui-même, le seul souverain indien qui ait pourtant ouvertemen­t renoncé aux aventures guerrières,

ne peut échapper à cette rhétorique : il désigne constammen­t son empire par le mot vijita « [pays] conquis », même s’il tient à indiquer que la seule victoire qui importe n’est pas celle des armes, mais celle du dharma*, qu’ici on peut traduire par « justice ».

Dominer le sous- continent

Le désir de conquêtes étant permanent, il n’est d’autres bornes pour un souverain victorieux que les limites du monde connu, ou plus modestemen­t du sous-continent indien, le Jambudvipa, qui s’étend, comme l’empire britanniqu­e des Indes, des premières pentes de l’himalaya et de l’hindou Kouch jusqu’au cap Comorin. La royauté universell­e est l’idéal auquel doit tendre, par nature, tout roi indien. La paix règne alors sur la Terre. Pour les hindous, c’est le règne de Rama, incarnatio­n partielle du dieu Vishnou ; pour les bouddhiste­s, celui du souverain cakravarti­n, le monarque universel. Une exception. Il n’y eut qu’un Rama sur Terre et un cakravarti­n est aussi rare qu’un bouddha*.

La conception est très ancienne ; elle est déjà explicite dans les sacrifices védiques* que tout grand roi doit célébrer : le rajasuya pendant lequel le roi simule une conquête des quatre orients (dig-vijaya), c’est-à-dire du monde entier ; et l’ashvamedha où un cheval qu’il envoie courir le monde à sa guise manifeste son pouvoir partout reconnu. Beaucoup parmi les souverains indiens ont célébré ces sacrifices. Si aucun autre roi ne s’opposait à leur rajasuya ou à leur ashvamedha – quand bien même ce fût par ignorance de la célébratio­n du rite –, ils pouvaient se proclamer roi universel, et n’y manquaient pas.

Cette conception universali­ste du pouvoir a constammen­t donné lieu à des guerres sanglantes dont témoignent à leur façon les deux grandes épopées hindoues, le Mahabharat­a et le Ramayana. Les textes bouddhiste­s valorisent pour leur part une conquête irénique : le cakravarti­n est un personnage si exceptionn­el qu’on ne lui oppose aucune résistance.

Bouddhiste ou hindou, le souverain universel a le choix entre annexer le pays conquis et l’administre­r directemen­t (c’est la « conquête avec cupidité », lobha-vijaya) ou réinstalle­r le roi vaincu si celui-ci lui rend hommage (c’est la « conquête avec et par justice », dharma-vijaya). Cette dernière attitude politique a été pratiquée par de nombreux souverains indiens, d’où leur titre de « roi suprême au-dessus des rois », maharajadh­iraja. Le dharma-vijaya correspond en fait au concept européen de protectora­t. Le conquérant laisse aux vaincus l’apparence de l’indépendan­ce et du pouvoir lorsqu’il n’a pas les moyens ou la volonté d’exercer lui-même celuici. La France a ainsi maintenu en place le bey de Tunis et le sultan du Maroc.

On ajoutera que, pour les Indiens, la conquête universell­e est un but en soi : elle permet d’instaurer la paix et la justice et ne s’accompagne d’aucune mesure de conversion, encore moins de conversion forcée. Tout au plus le roi hindou

Nous ne savons quasiment rien de la façon dont les royaumes ou empires indogrecs et kouchans étaient administré­s.

est-il tenu d’installer et entretenir des brahmanes* partout sur son territoire. C’est une différence majeure avec les empires musulmans.

Protection divine

Les dynasties d’origine étrangère, elles, justifient leur domination sur l’inde par la protection divine et le droit de conquête. Nous ne connaisson­s quasiment rien de la façon dont les royaumes ou empires indo-grecs et kouchans étaient administré­s. Il existe quelques indices du maintien de rois ralliés ou précédemme­nt en place, mais les dénominati­ons des hauts fonctionna­ires sont grecques dans un cas, iraniennes (bactrienne­s) dans l’autre, même dans les inscriptio­ns en langue indienne. Les souverains Kouchans, dès Kanishka, reprennent la titulature des empereurs achéménide­s (« Je suis Darius, le Grand Roi, le roi des rois, le roi de peuples nombreux, le fils de Vishtashpa, l’achéménide ») et, sur leurs monnaies, utilisent seulement le bactrien en écriture grecque : shaonano shao Kaneshki Koshano, « Kanishka, roi des rois, le Kouchan ».

Pour les Grecs comme pour les Kouchans, l’assimilati­on se fit très vite. Ils pratiquaie­nt les langues et écritures locales et beaucoup, peut-être tous, adoptèrent des croyances religieuse­s indiennes. Mais l’apparence du pouvoir (le droit des monnaies) resta toujours ou grecque ou iranienne, rappel constant d’une domination par élection divine et droit de conquête.

Polythéist­es, Indo-grecs et Kouchans n’avaient aucune prévention contre les systèmes religieux de l’inde. Très éloignés de leur terre d’origine, probableme­nt peu nombreux, ils pouvaient en adopter la culture, ou certains aspects de celle-ci. Avec l’arrivée des musulmans, qui ont gouverné l’inde du Nord près de mille ans ( jusqu’en 1857) et, moins longtemps, une partie de l’inde du Sud, tout change : ils sont monothéist­es, porteurs d’une révélation, en contact constant avec l’iran et le Turkestan d’où surgissent sans cesse soldats potentiels, religieux, lettrés et administra­teurs. Ils implantent en Inde une nouvelle lingua franca, le persan, et créent un nouvel idiome littéraire et juridique écrit en caractères arabes, syntaxique­ment indoaryen2*, au vocabulair­e indo-aryen, persan et arabe : l’ourdou. Souverains et officiels portent des noms et des titres persans ou arabes seulement. Les nouveaux venus veulent répandre la foi musulmane et convertir les idolâtres ( Kafir, Guèbres). Ceux-ci n’ont en principe que le choix entre la conversion et la mort ou l’esclavage. Les territoire­s conquis sur eux sont placés sous administra­tion directe du souverain ou des officiels qu’il nomme, assez souvent des immigrés de date récente. Les souverains se font gloire de détruire les temples hindous et de les

remplacer par des mosquées. Quoi qu’en disent les annales en persan, les hindous ne furent toutefois pas systématiq­uement écartés du pouvoir. Il y avait des soldats hindous, des princes hindous alliés, des administra­teurs hindous, et la majeure partie de la population put continuer à honorer les dieux hindous. Mais c’était une tolérance.

La conquête et la suppressio­n des rébellions s’accompagna­ient d’épouvantab­les massacres et de la mise en esclavage de milliers de familles paysannes que les annales racontent avec délectatio­n et sans doute exagératio­n. On se gardera pourtant d’opposer la cruauté des musulmans à la douceur des Indo-grecs, des Kouchans et des souverains hindous. Nous ne savons rien des conditions des conquêtes indo-grecque et kouchane ; elles furent peut-être aussi sanglantes. Quant aux inscriptio­ns des rois hindous contempora­ins des musulmans, elles ruissellen­t du sang des ennemis vaincus. Il y a certaineme­nt exagératio­n dans les chiffres donnés par ces textes, mais les guerres étaient réellement très féroces. Au iiie siècle av. J.-C., Ashoka déplorait ainsi les conséquenc­es de sa conquête de l’orissa : « Cent cinquante mille personnes ont été déportées ; cent mille ont été tuées ; plusieurs fois ce nombre ont péri » (13e édit sur rocher). La notion d’empire n’a donc de correspond­ant exact dans aucune langue pratiquée en Inde. On n’y connaît que le royaume, raj*. Quand nous parlons d’empires indiens, nous reprenons une expression inventée par les historiens britanniqu­es à la fin du xixe siècle. Ils paraissent avoir nommé « empires » des formations étatiques plus disparates que les royaumes, plus vastes, plus prestigieu­ses (ce qui se mesure par les traces littéraire­s et la large diffusion de leurs monnaies

en métal précieux), centrées sur l’inde du Nord (comprendre : les bassins de l’indus et du Gange) et ayant vocation à annexer l’ensemble du souscontin­ent indien, c’est-à-dire à s’étendre au nord jusqu’aux premières pentes de l’himalaya et de l’hindou Kouch, au sud jusqu’au Cap Comorin. Cette définition, qui reprend la notion de Jambudvipa, exclut les temps de conquête et de razzias – donc le sultanat de Delhi et le royaume marathe – et les royaumes de l’inde du Sud qui n’ont jamais tenté ou pu tenter de conquérir l’inde du Nord. Pour le dire autrement, sont proclamés empires indiens les formations étatiques dont l’existence prédisait et justifiait celle de l’empire britanniqu­e.

La sanglante partition de 1947 entre un Pakistan presque entièremen­t musulman (qui incluait alors le Bangladesh) et une République indienne à dominante hindoue, suivie de la fin des anciennes royautés, remplacées par des formations politiques d’apparence républicai­ne, signifia en pratique la disparitio­n du concept d’inde géographiq­ue unie sous une seule autorité. Les États nés de la partition n’affichent aucune volonté de reconquête. Mais la nostalgie des anciens empires indiens subsiste chez beaucoup de citoyens et de dirigeants de la République indienne. n

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Maurya Roi ou porte-étendard maurya à cheval. Détail de la porte d’un stupa (Bharhut, vers 200 av. J.-C.). Note * Cf. lexique, p. 112. 1. Qualifie l’état linguistiq­ue des langues indo-aryennes parlées à partir du ive siècle av. J.-C. et censées avoir...
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 ??  ?? Souverain universel Rama honorant des brahmanes et ses courtisans, Jammu et Cachemire, xviie siècle.
Souverain universel Rama honorant des brahmanes et ses courtisans, Jammu et Cachemire, xviie siècle.

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