Transfert technologique. Les « indiennes » débarquent
La robe de chambre de Samuel Pepys Espionnage industriel Graphique : à la conquête du marché européen
L’Inde a-t-elle joué un rôle dans la révolution industrielle ? La question peut surprendre. L’idée commune, qui rejoint ici l’historiographie classique, considère comme déterminants des facteurs uniques à l’europe, en particulier le lien fort entre le développement des savoirs scientifiques et l’adoption d’innovations technologiques majeures par les industriels. Or, depuis peu, en liaison avec le tournant global de l’histoire, le rôle joué par l’inde à travers l’arrivée des textiles (au premier rang desquels les fameuses « indiennes ») et surtout la transmission des savoirs indiens a commencé à être pris en compte. Même si les appréciations varient sur son importance, l’étude du secteur industriel indien jette un jour nouveau sur les relations de l’inde et de l’europe et leur influence réciproque. Et ce dès le xvie siècle.
Cotonnades robustes aux couleurs vives
Rappelons que ce ne sont pas les tissus, mais les épices, le poivre notamment, qui ont d’abord attiré les Européens en Inde, depuis le temps du premier voyage de Vasco de Gama en 1497-1498. Mais les Portugais ont rapidement découvert que les tissus de coton fabriqués en Inde, surtout au Gujarat, étaient d’une finesse et d’un brillant exceptionnels, et qu’ils pouvaient servir de moyens d’échange pour se procurer divers produits dans tout le bassin de l’océan Indien. Ces tissus faisaient depuis longtemps prime sur les marchés d’asie du Sud-est, du Moyen-orient et d’afrique orientale, où les consommateurs les appréciaient pour leur robustesse, la variété de leurs couleurs et de leurs formes, aptes à satisfaire tous les goûts, ainsi que leur prix raisonnable.
Dès la première moitié du xvie siècle, les Portugais ont mis sur pied un circuit commercial entre l’inde et l’afrique orientale, échangeant les tissus achetés au Gujarat contre l’or du Monomotapa (actuel Zimbabwe), qui leur servait à payer les épices (cf. Sanjay Subramanyam, p. 42). Puis ils ont commencé à envoyer des étoffes indiennes en petite quantité à Lisbonne, où elles ont eu du succès, essentiellement comme tissus d’ameublement (pour des rideaux ou des baldaquins) auprès d’une clientèle aisée. La vogue pour les tissus indiens au Portugal n’a cependant pas résisté aux lois somptuaires de Philippe II des années 1590, qui en punissaient l’usage.
Les rivaux néerlandais des Portugais, organisés à partir de 1602 dans la puissante VOC (Vereenigde Oostindische Compagnie, Compagnie des Indes orientales), constatent à leur tour que les tissus produits sur la côte de Coromandel au sud-est de l’inde sont le meilleur moyen de paiement pour se procurer les épices dans l’archipel indonésien des Moluques, et se lancent dans ce commerce interasiatique (d’inde en Indonésie) à partir de leur comptoir de Pulicat.
La VOC a aussi commencé, dans les années 1630, à expédier en Europe en quantités limitées ces tissus, appelés calicots (de Calicut, dans le Kerala) ou simplement « indiennes », des termes qui recouvraient en réalité un large éventail de produits comme les chintz, les baftas, les sallamporees, etc. Ces tissus attiraient une clientèle variée, mais ils ne faisaient pas encore concurrence aux productions des fabricants européens, soieries, lainages et toiles de lin, sur le marché de l’habillement. On les considérait avant tout bons pour décorer les intérieurs, leur prix étant inférieur à celui des tapisseries de laine.
Les choses se mettent à changer à la fin du xviie siècle quand l’east India Company (EIC), la Compagnie anglaise des Indes orientales, fondée en 1600, après avoir été chassée du commerce des épices indonésiennes par les Néerlandais de la VOC, a tenté de faire des tissus d’inde un objet de consommation de masse, dans l’espoir de damer le pion aux mêmes Néerlandais. Après 1650, les consommateurs européens voient les indiennes d’un autre oeil. En Angleterre, elles constituaient une alternative attrayante aux soieries françaises, qui dominaient alors le marché du luxe, car elles étaient fournies par une
compagnie anglaise, ce qui, dans une optique mercantiliste alors dominante, avait l’avantage de limiter les sorties d’espèces.
Le roi Charles II, soucieux d’afficher sa différence par rapport au roi de France, lança la mode ; la Cour suivit, puis les classes aisées se sont soudain découvert un goût marqué pour ces étoffes aussi nouvelles qu’exotiques. On le constate à la lecture du Journal du bourgeois londonien Samuel Pepys dans les années 1660. Il a d’abord acheté à sa femme un chintz (tissu imprimé) importé d’inde pour tendre les murs de son bureau. Puis, un de ses fournisseurs ayant offert à son épouse une robe de coton de même provenance, il s’est procuré pour lui-même une robe de chambre flottante en coton (banyan), et c’est ainsi vêtu qu’il s’est fait représenter dans un portrait (cf. ci-dessous). Ce type de vêtement devient en vogue parmi les ménages aisés des grandes villes, mais, les effets d’imitation aidant, il s’est répandu dans des catégories plus modestes et jusqu’au fond des provinces.
Imiter les Indiens
En 1682, L’EIC fait fabriquer par des artisans locaux dans la région de Madras, où elle avait alors son principal comptoir, 200 000 pièces de tissus spécifiquement pour le marché européen de l’habillement ; c’était la première apparition, encore modeste, du prêt-à-porter sur le continent européen. Le succès n’a pas été au rendezvous, la majorité des pièces n’ayant pas trouvé preneur, mais un mouvement était désormais enclenché, qui allait avoir d’importantes conséquences à long terme pour l’économie mondiale. Certains, comme Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoé, ont déploré cette invasion des tissus indiens, qui effaçait en partie les hiérarchies sociales : les maris de la bonne société se plaignaient de ne plus pouvoir distinguer leur épouse de leur femme de chambre, toutes les deux étant parées des mêmes étoffes colorées.
Malgré les grincheux, la mode des tissus indiens, portée par les désirs féminins, s’est révélée