Géopolitique. Face à la Chine
Puissance bienveillante Carte : le combat des géants Inde-pakistan, en quatre guerres
Dans un monde de plus en plus structuré par la rivalité sinoaméricaine, quel rôle l’inde peut-elle et veut-elle jouer ? Après les indépendances en 1947 et la prise du pouvoir par les communistes en Chine en 1949 a longtemps dominé entre les deux géants de l’asie une rivalité politique qui a pu dégénérer en conflit ouvert, ainsi lors de la guerre de 1962 perdue par l’inde. Déclenchée le 20 octobre 1962 par la Chine qui souhaitait modifier le tracé de la frontière en sa faveur, elle aboutit à l’occupation par la Chine de l’aksaiChin au Cachemire, et du futur État indien de l’arunachal Pradesh en Assam. L’armée populaire de libération se retira un mois plus tard de ce dernier sans pour autant cesser de le revendiquer. Ces contentieux territoriaux subsistent aujourd’hui. S’y est ajoutée, à partir des années 1990, une concurrence économique.
Une comparaison rapide des réformes entreprises dans les deux pays permet de mesurer l’évolution des relations bilatérales depuis bientôt un demi-siècle et de mieux en cerner les enjeux régionaux et internationaux. En 1991, l’effondrement de l’union soviétique prive l’inde de sa principale source de soutien économique et militaire. Confrontée à une grave crise des paiements, renforcée par l’augmentation du prix de l’énergie consécutive à la première guerre du Golfe, l’inde entreprend, sous l’égide du FMI et de la Banque mondiale, d’importantes réformes économiques. La Chine, elle, s’est attelée dès 1980 à une restructuration de son système économique qui la mène en à peine trois décennies au statut de deuxième puissance économique mondiale, cet essor spectaculaire s’accompagnant d’une montée en force politique et stratégique.
Une dizaine d’années sépare donc les initiatives indienne et chinoise. Un avantage décisif pour la Chine qui la rend plus attractive en matière d’investissements directs étrangers. L’inde, elle, peine à trouver des États asiatiques capables et désireux d’investir dans le développement de son économie. Et s’inquiète à la perspective de voir la Chine capable de moderniser son appareil militaire et d’imposer une véritable hégémonie sur l’ordre régional asiatique.
Tout comme l’inde, l’ensemble des États voisins de la Chine se sont retrouvés en effet confrontés à la nécessité de préserver leurs intérêts stratégiques tout en s’efforçant de bénéficier de la croissance économique chinoise.
Toujours plus à l’est
C’est dans cette convergence d’intérêts neuve que se construit la « Look East Policy », la politique de regard vers l’est, renommée « Act East Policy » depuis l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en mai 2014 (simple manière de signifier le volontarisme de la nouvelle équipe). Décidée en 1992, la Look East Policy est née de la volonté de développer les relations commerciales de l’inde avec ses voisins asiatiques et d’attirer leurs investissements afin de financer ses réformes. L’inde renonçait ainsi à sa politique traditionnelle de quasi-autarcie économique. L’asean1 (Association des nations de l’asie du Sud-est) constitue la principale cible des autorités indiennes entre 1992 et 2003, Taïwan et le Japon, initialement contactés, s’étant montrés plus intéressés par le marché chinois.
Une seconde phase débute en 2003 ; elle est marquée par un élargissement géographique : sont désormais visées l’asie du Nord-est jusqu’au Japon et la Corée du Sud, mais aussi l’australie. L’inde s’efforce de bénéficier de la globalisation par une intégration toujours plus profonde aux économies asiatiques les plus dynamiques.
Aux considérations économiques s’ajoutent désormais les questions sécuritaires. Dans cette relative militarisation de la diplomatie asiatique de l’inde, l’évolution de la Chine est un facteur déterminant. S’il n’est initialement qu’une motivation secondaire dans la Look East Policy, ce volet militaire prend une importance croissante au fur et à mesure de l’expansion de l’influence économique et politique de l’inde.
L’inde a ainsi élargi sa vision stratégique. Au lendemain de la guerre froide dominait la crainte de voir se creuser en Asie un vide que la Chine aurait eu vocation à remplir. Pour l’inde, le nord-est de l’océan Indien constituait alors un espace tampon contre toute menace venant du Sud-est asiatique. Le contrôle des voies de communication maritimes conduisant à l’océan Pacifique à travers le détroit de Malacca en était l’élément décisif.
L’inde considère aujourd’hui les océans Indien et Pacifique comme un théâtre unique. Elle doit en priorité préserver sa domination sur le
golfe du Bengale et la mer des Andaman. Mais, au-delà, elle est prête à assumer un rôle plus important en Asie du Sud-est et dans l’ouest de l’océan Pacifique avant d’élargir son espace stratégique et faire graduellement contrepoids, économiquement, politiquement, et à terme militairement, à l’influence croissante de la Chine.
New Delhi a mis en place des coopérations avec certains de ses voisins en Asie du Sud-est : Singapour, Vietnam, Indonésie, Malaisie. Elle s’efforce aujourd’hui d’étendre ces partenariats au Japon et à l’australie. Avec prudence cependant : l’inde, comme la totalité de ses partenaires à l’exception des États-unis, redoute que ces partenariats soient perçus comme autant de démonstrations d’hostilité à l’égard de la Chine, avec des conséquences négatives plus importantes que les bénéfices sécuritaires escomptés.
Les deux phases de la Look East Policy s’accompagnent enfin d’un processus d’intégration politique : l’inde a progressivement rejoint les principales organisations asiatiques, de l’asean Regional Forum – forum régional de discussion des questions de sécurité – en 1995, à l’east Asia Summit en 2005, forum annuel rassemblant les chefs d’état et de gouvernement de 16 pays d’asie de l’est, du Sud-est et du Sud, auxquels se sont ajoutés les présidents russe et américain à partir de 2011.
Les États-unis, nouveau partenaire
L’inde entend institutionnaliser ses liens avec l’asean, renforcer ses relations avec les États membres et retrouver en Asie un statut politique et diplomatique répondant davantage à ce qu’elle perçoit comme sa destinée historique, mais également, et plus pragmatiquement, plus conforme à ses intérêts.
Parallèlement au développement de sa politique asiatique, l’inde s’est rapprochée des ÉtatsUnis. Les deux pays ont longtemps été éloignés en raison de l’appartenance de l’inde au mouvement des non-alignés qui, à partir de 1955, constitua la colonne vertébrale de la politique étrangère indienne. Après la mort de Nehru en 1964, elle s’était toutefois tournée vers l’union soviétique. Après la chute de cette dernière en 1991, elle s’est rapprochée de Washington. Plus que la promesse d’un vaste marché indien, c’est la question nucléaire qui a resserré paradoxalement les liens des États-unis avec l’inde. Celle-ci réalise ses essais de la bombe H en 1998 (son premier essai nucléaire datait de 1974). Bien que les condamnant, l’administration américaine ne peut plus désormais ignorer l’inde dans ses propres calculs stratégiques. Aux sanctions décidées immédiatement après les tests succède très vite un dialogue qui conduit deux ans plus tard à la visite en Inde de Bill Clinton. C’est la première fois qu’un président américain s’y rend depuis Jimmy Carter en 1978.
La reprise du dialogue entre les deux pays et l’approfondissement des relations bilatérales qui s’ensuit se concrétisent par la signature en 2008 de l’accord indo-américain sur le nucléaire civil : le commerce du combustible radioactif et des biens industriels nucléaires civils entre Washington et Delhi est autorisé, alors même que l’inde a toujours refusé de signer le traité de non-prolifération.
Les administrations américaines qui se sont succédé de Bill Clinton à Barack Obama ont vu dans la montée en puissance de l’inde, qu’elles se sont efforcées de favoriser, la perspective d’un contrepoids aux visées hégémoniques supposées de la Chine en Asie.
Au-delà du nucléaire, les États-unis contribuent à la modernisation des forces armées indiennes. Ils souhaitent une Inde forte et autonome, favorisant leurs intérêts dans la région ; ils n’en attendent en revanche pas de réciprocité dans le domaine stratégique : ils n’en ont nul besoin et New Delhi ne souhaite pas froisser davantage la Chine.
Le géant chinois reste en effet l’enjeu majeur de l’inde qui souhaite plus que jamais bénéficier de la croissance chinoise, tout en percevant Pékin comme un voisin de plus en plus menaçant. Deux questions concentrent toutes les tensions : la relation sino-pakistanaise et la rivalité maritime dans l’océan Indien et, au-delà, dans le Pacifique.
La peur de l’encerclement
Dès 1962 en effet, au lendemain du conflit qui l’opposait à l’inde, la Chine a apporté son soutien économique, militaire et technique au Pakistan. Elle lui a livré au début des années 1980 la technologie permettant d’accéder à l’arme nucléaire et de poursuivre avec l’inde un conflit de basse intensité par groupes terroristes interposés. Si la revendication pakistanaise sur le Cachemire en constitue toujours aujourd’hui la motivation officielle, quatre guerres (perdues par le Pakistan, cf. ci-contre) et un nombre considérable d’attentats terroristes continuent de nourrir le ressentiment entre les deux pays.
La Chine construit actuellement un corridor économique à travers le Pakistan, supposé relier la province chinoise du Xinjiang à l’océan Indien en traversant les provinces pakistanaises du Pendjab et du Sind mais également la partie du Cachemire occupée par le Pakistan. Ce corridor consiste en une série de projets d’infrastructures associant réseaux de transport routier et ferroviaire, installations de production d’énergie et zones économiques spéciales. New Delhi perçoit dans cette initiative une volonté chinoise d’encerclement de l’inde.
Mais c’est la rivalité dans l’océan Indien qui devient peu à peu le trait dominant de la relation bilatérale. La présence de la marine chinoise dans la zone va croissant, motivée par la volonté de Pékin de sécuriser ses investissements en Afrique et dans le golfe Persique. Cette présence accrue est susceptible à terme de diminuer les marges de manoeuvre de l’inde dans son environnement immédiat.
Les relations entre l’inde et la Chine sont entrées dans une phase nouvelle. La redéfinition des rapports de force régionaux n’affecte plus seulement la géopolitique régionale. Son impact, direct et indirect est désormais global. Elle s’inscrit ce faisant dans le processus de reconfiguration du système international. n
La rivalité dans l’océan Indien devient le trait dominant de la relation entre l’inde et la Chine