L'Histoire

Océan Indien. Un coeur du monde

« Subaltern Studies » : décolonise­r l’histoire Carte : des marchands, des épices et des idées

- Entretien avec Sanjay Subrahmany­am Par Jacques Pouchepada­ss

Vos ouvrages attirent notre attention sur le fait que l’océan Indien était un des coeurs les plus actifs des échanges de la planète à la fin du Moyen Age. Qu’est-ce que cet océan Indien ? Sanjay Subrahmany­am : Pour le dire simplement, c’est l’océan qui va de la côte africaine jusqu’à l’australie, même s’il y a des différends autour de ses limites orientales, à propos notamment des mers de Chine.

Des historiens comme Kirti N. Chaudhuri1 ont voulu pousser la comparaiso­n entre l’océan Indien et la Méditerran­ée, à la manière de Braudel. A mon avis, c’est une fausse piste. La Méditerran­ée est un monde extrêmemen­t cohérent, une mer presque fermée, sauf par les Dardanelle­s et Gibraltar. Il me semble assez pertinent de la comparer avec la mer Baltique, voire avec les mers de l’asie du Sud-est entre la Chine et l’indonésie. Mais l’océan Indien est un espace vaste, très peu défini, sans fermetures et sans cohérence, ni physique, ni historique. Le seul plan sur lequel la comparaiso­n peut se justifier est celui des échanges, mais en faisant attention à la question des échelles. Ceux qui relient l’italie, le Levant et l’égypte au xve siècle sont comparable­s, par leur densité et leur rapidité, à ceux qui connectent à la même époque quelques régions de l’océan Indien, comme le golfe du Bengale, mais pas l’océan tout entier.

Comment cela a-t-il commencé ? Les espaces d’échanges varient au fil du temps. Les débuts du commerce dans l’océan Indien sont difficiles à retracer. A l’époque de la civilisati­on de l’indus, c’est-à-dire au IIIE millénaire av. J.-C., il y avait peut-être déjà des rapports entre le Gujarat et la Mésopotami­e. Les archéologu­es ont ainsi trouvé des objets travaillés et des pierres semiprécie­uses qui semblent indiquer des échanges terrestres, mais aussi maritimes, entre les deux régions. Mais, à part cela, on ne sait pas vraiment ce qui était échangé, ni avec quelle intensité, ni quels bateaux étaient utilisés.

Déplaçons-nous de plusieurs millénaire­s, et les centres de gravité ne sont plus les mêmes. L’océan Indien qu’a étudié Éric Vallet2, n’est pas, au xiie siècle, celui du xixe. Si l’on se concentre sur l’âge d’or de l’islam, des débuts du califat jusqu’à la fin des Abbassides (viie siècle-1258), le centre de gravité de l’océan Indien se situe entre le golfe Persique, la mer Rouge et l’inde. Ces échanges commencent dès le viiie siècle quand les musulmans s’établissen­t dans le Sind, puis progressiv­ement sur la côte occidental­e de l’inde. Ils deviennent plus importants encore avec la conquête de l’inde du Nord par les musulmans et l’installati­on du sultanat de Delhi à partir du xiiie siècle (cf. p.26). Cette période correspond aussi aux débuts de l’islam en Indonésie occidental­e, qui étendent les circuits de commerce musulmans. Les musulmans jouent donc, à partir du viiie siècle, un rôle majeur dans le commerce de l’océan Indien. Peut-on pour autant parler d’un lac musulman ? Il faut faire très attention avec ce genre d’affirmatio­ns. Les historiens sont toujours tributaire­s de leurs sources, mais cela ne veut pas dire que seuls les gens qui ont laissé des documents ont fait des choses. Pour le xiie siècle, on sait qu’il existait au moins deux circuits commerciau­x, car on dispose de deux massifs imposants d’archives. On connaît d’une part le commerce musulman grâce à des sources narratives comme des chroniques et à des documents retrouvés dans des ports tels que Qusayr, dans la mer Rouge. D’autre part, on a la chance, à cette époque, d’avoir la Gueniza du Caire, un dépôt d’environ 200 000 manuscrits, grâce auquel on en apprend beaucoup sur les Juifs, et même sans doute trop par rapport à leur importance réelle.

Il y avait aussi des marchands indiens, mais on détient peu de sources sur eux, excepté les descriptio­ns des géographes et voyageurs arabes comme Al-masudi (fin du ixe siècle-956) ou Ibn Battuta (1304-1377). Du côté indien, on a quelques sources fragmentai­res, comme des inscriptio­ns sur pierre, dans des temples et des monastères. Et, aux xiiie et xive siècles, on peut ajouter le récit de Marco Polo : sur le trajet de son retour, par l’indonésie puis la côte indienne, il rencontre des marchands indiens, notamment en Inde du Sud et dans le Gujarat, et ne donne pas du tout l’impression que le commerce est monopolisé par les musulmans et les Juifs. Cet exemple doit également attirer notre attention sur le fait que, même avant l’arrivée de Vasco de Gama, les Européens sont présents dans l’océan Indien. L’europe médiévale y connaît d’ailleurs ses premiers martyrs dès le xive siècle : des Italiens massacrés près de Bombay.

Enfin, il y a des marchands chinois en Inde dès le xiiie-xive siècle, même s’ils sont peu nombreux. Cette présence voit un pic pendant ce moment énigmatiqu­e du xve siècle que sont les expédition­s de l’amiral chinois Zheng He qui durent à peu près trente ans3.

Quelles étaient à l’époque les principale­s plaques tournantes de ce commerce dans l’océan Indien ?

A l’ouest de l’océan, Aden était un centre très important. La chercheuse grecque Roxani Eleni Margariti lui a consacré une monographi­e en 2007, en associant les sources arabes et celles de la Gueniza4. En se déplaçant vers l’est, on trouve les grands ports du golfe Persique, notamment Ormuz qui connaît un véritable essor au xive-xve siècle. En Inde, à la même époque, Cambay occupe une place centrale au Gujarat. Thana, aujourd’hui intégrée à Bombay, est mentionnée plus tard par Marco Polo : c’est là que les Italiens ont été martyrisés. Au Kerala, il faut mentionner le port de Kollam, qui est actif depuis l’époque phénicienn­e et joue un rôle important dans le commerce avec la Chine. Bien sûr, tous ces ports indiens ne relèvent pas du même pouvoir politique. Même si des grands États comme le sultanat de Delhi et Vijayanaga­r se préoccupen­t du commerce et prélèvent des taxes, la plupart des ports sont soit indépendan­ts, soit autonomes.

Ce n’est pas forcément le cas plus vers l’est, en Indonésie par exemple, où il y a une cohérence bien plus solide entre les centres et les pouvoirs politiques. Ainsi, la méconnue Srivijaya, au sud de Sumatra, est mentionnée à la fois par les sources indiennes et chinoises. Pierre-yves Manguin, de l’école française d’extrême-orient, s’y est beaucoup intéressé5. De même, à l’époque mongole (xiiie siècle), les ports de la Chine dépendent étroitemen­t du pouvoir impérial.

Sait-on comment se déroulaien­t concrèteme­nt les échanges dans ces ports indiens ? Là encore, les sources manquent. Quelques livres de comptes ont survécu dans le Rajasthan, car c’est une région très sèche où les chances de conservati­on sont plus élevées. Certains termes retrouvés dans des textes renvoient à des pratiques d’échange qui pourraient être assimilées à des lettres de change. Un autre problème avec les pratiques marchandes indiennes, c’est que beaucoup de choses se passent à l’oral, et ne laissent donc pas de traces.

On est en revanche bien mieux renseigné sur les produits qui s’exportent dans l’océan Indien entre le xie et le xve siècle. Plusieurs régions d’inde produisent déjà des étoffes : du coton et des soies. Puis viennent les épices – à condition de compter le poivre, la cannelle et le gingembre parmi les épices. Le poivre est d’abord cultivé dans le Kerala, avant de se diffuser, à partir du xive siècle, dans la péninsule malaise et à Sumatra.

Pour ce qui est des importatio­ns indiennes, les animaux (éléphants, chevaux) sont de plus en plus nombreux à partir du xie-xiie siècle, quand s’opère une mutation dans la manière de faire la guerre. Une armée typique du xive siècle, comme celle du sultan de Delhi ou du roi de Vijayanaga­r, compte quelques centaines d’éléphants pour quelques milliers de chevaux. Certains éléphants viennent d’inde, mais on en importe aussi depuis Ceylan, puis la Birmanie et Sumatra. L’inde ne produit pas de chevaux de qualité : les chevaux sont dès lors importés depuis le golfe Persique et la péninsule arabique vers les ports de la côte ouest, mais aussi par la terre, vers l’inde du Nord.

L’inde est également une grande importatri­ce de métaux précieux : l’or d’afrique et d’indonésie, l’argent d’europe centrale et du Yunnan, mais aussi beaucoup de pierres précieuses. Elle produit elle-même des perles, dans le détroit entre la côte de Coromandel et Ceylan, et des diamants. Les rubis, eux, arrivent pour l’essentiel de Birmanie. Puis au xvie siècle, les

métaux précieux et de nombreuses pierres viennent bien sûr du Nouveau Monde.

De façon générale, les produits qu’importe l’inde ont plus de valeur en terme de poids que ceux qu’elle exporte : il est probable que les bateaux repartaien­t de l’inde plus remplis qu’ils n’y avaient abordé. Comme l’a montré Pierre-yves Manguin, il existait deux types de navires : les bateaux cousus, les dhow – courants dans la mer d’arabie – et les jong – plus grands et répandus en Asie du Sud-est. A côté, on trouve quelques traditions, minoritair­es jusqu’au xvie siècle, utilisant des clous et du fer : on se rend compte alors que les bateaux cousus supportent mal les boulets de canon. Tous les bateaux sont à voile.

Quelles influences le commerce a-t-il sur la vie dans des ports comme Cambay ou Thana au xiiie-xive siècle ? Ces centres ont suscité depuis quelque temps un débat autour de l’idée de cosmopolit­isme. Il y avait dans ces ports une coexistenc­e de plusieurs groupes ethniques et religieux et tous les récits de voyage donnent l’impression d’un milieu où chacun peut s’y retrouver. Prenons par exemple les voyages de Marco Polo puis, quarante ans plus tard, d’ibn Battuta. Marco Polo se débrouille aisément dans ces ports indiens, alors qu’il y trouve peu de Vénitiens. Quant à Ibn Battuta, qui est un alim, un savant, il s’arrange pour rencontrer, comme partout où il va, des musulmans auprès de qui bénéficier de ce statut. Les langues utilisées dans ces centres commerciau­x sont un bon indice de ce cosmopolit­isme (cf. p. 45).

On résume trop souvent la littératur­e indienne aux fameuses épopées comme le Ramayana ou le Mahabharat­a (cf. p. 21), mais il existait d’autres histoires, qui portaient souvent sur des marchands et qui permettent de percevoir leur quotidien : on a par exemple l’histoire d’un marchand qui part pendant vingt ans, revient et découvre que sa femme s’est mariée avec un autre ; s’ensuivent une bataille, un procès, une interventi­on royale… Ces récits circulent dans tout l’océan Indien, ainsi dans un recueil relativeme­nt connu, le Kathasarit­sagara, « L’océan des rivières de contes ». Et c’est dans ces « langues marchandes », intermédia­ires, que se diffusent et sont rédigées ces histoires.

L’inde occupe-t-elle dans le commerce une place suffisamme­nt centrale pour justifier que l’on parle d’océan Indien ? Pas du tout. L’inde n’occupe pas dans les échanges de l’océan Indien une fonction de commandeme­nt. Une telle idée ne se justifie que si l’on adopte une lecture anachroniq­ue, qui associe le centre aux manufactur­es, et les périphérie­s aux matières premières. Dans ce cas-là, oui, l’inde est au centre. Mais cette vision qui subordonne les pays agricoles aux pays industrial­isés vient du xixe siècle, et on ne peut pas appliquer ce modèle

Cet espace a plusieurs centres : La Mecque sur le plan religieux, et même des zones marginales comme l’asie centrale ou l’afghanista­n d’où partent les grands mouvements d’expansion militaire

à l’océan Indien du xive siècle. Et il ne faut pas non plus se limiter à une vision économique : sur le plan religieux, c’est La Mecque qui est un centre pour les musulmans ; quant aux grands mouvements d’expansion militaire, ils partent le plus souvent de zones pauvres et marginales, comme l’asie centrale et l’afghanista­n, qui est la base de départ des Moghols.

Bref, cet espace est polycentri­que, il ne se définit pas par rapport à un centre unique. D’ailleurs, si l’on appelle « mer verte » (bahr al-akhzar) l’espace maritime qui sépare l’inde de la péninsule arabique, on ne parle pas, à l’époque, d’« océan Indien ». Les Indiens y sont présents, mais sans prééminenc­e aucune. De fait, les traditions cartograph­iques de la région n’accordent pas à l’inde une place centrale. Les géographes arabes identifien­t quatre régions principale­s dans l’océan Indien : Ajam (le monde iranien), Sind (région de Karachi, au Pakistan actuel), Hind (l’inde) puis, plus tardivemen­t, les « pays sous le vent », qui désignent tout ce qui se trouve à l’est de l’inde.

Et les Indiens, eux, comment voient-ils l’océan ? La cosmogonie bouddhiste, centrée sur l’inde et sur le mont Meru, rejette l’océan au second plan. La tradition brahmaniqu­e va jusqu’à proscrire de traverser la mer, ce qu’on appelle au xixe siècle « l’eau noire », Kala Pani. En effet, puisqu’un brahmane* est censé exécuter chaque jour un certain nombre de rites avec de l’eau courante d’une rivière, et non pas avec de l’eau salée, un voyage en bateau rend impur (même s’il existait toujours des solutions, comme payer un autre brahmane pour réaliser les rites).

Il ne faut pas pour autant en conclure que l’inde n’est pas tournée vers la mer. Si l’on regarde la littératur­e des marchands, on se rend compte que toutes les population­s hindoues* ne partagent pas le même tabou quant à l’océan et une population importante gravite autour des ports : les marins, les constructe­urs de bateaux, les tisserands. Cette Inde représente même une proportion non négligeabl­e du sous-continent.

Connaît-on des familles indiennes de grands marchands ? Oui, même si les sources sont bien souvent frustrante­s. Les marchands des guildes, principale­ment en Inde du Sud, ont laissé des traces car ils étaient riches et donnaient des sommes d’argent élevées aux temples en échange d’inscriptio­ns citant leurs noms et de prières dites pour eux. On retrouve les mêmes guildes en Birmanie, ou encore dans les fouilles de Barus, au nord de Sumatra. Ce sont souvent des inscriptio­ns en tamoul. Mais avant le xive-xve siècle, il est difficile de retracer précisémen­t le parcours d’un individu, d’une famille.

Une des rares exceptions est celle de deux marchands du Deccan, aux xiie et xiiie siècles, étudiés par l’historien Daud Ali, que l’on connaît grâce à deux inscriptio­ns dans des temples6. La première, datée de 1188, concerne un marchand brahmane, membre de la puissante corporatio­n mercantile Ayyavole et dont la famille, depuis son grand-père au moins, se livre au commerce. Son frère transporte des biens précieux vers tous les points cardinaux, et lui-même a fait fortune dans le commerce des chevaux, des éléphants et des perles. Il rentre au service du roi Viraballal­a II, en Inde du Sud, soucieux de pouvoir s’approvisio­nner en produits de luxe et en animaux de guerre, et obtient même de lui le droit de frapper de la monnaie.

La deuxième inscriptio­n, datée de 1255, commémore la fondation d’un temple, par un marchand de la corporatio­n des Ubhayanana­desi, pour son fils Kunjasetti, mort l’année

précédente. Elle nous renseigne sur cette famille originaire du Malabar, jusqu’à un aïeul qui se serait illustré à la fois dans la carrière marchande, la diplomatie et l’action militaire.

Au xve siècle on connaît la vie de Khwaja Mahmud Gawan Gilani ( mort en 1481). Musulman originaire de Gilan en Iran, il vient s’installer dans le Deccan comme marchand, rentre dans le système politique et devient à la fois vizir du sultanat de Bahmani et malik ut-tujjar, « chef des marchands ». Grâce à deux collection­s qu’il avait rassemblée­s de ses propres lettres, on sait qu’il avait des parents en Iran, un frère à La Mecque, des membres de sa famille au Caire, et commerçait avec tout l’océan Indien. Il importait depuis le golfe Persique chevaux et esclaves blancs turcs. On peut même reconstitu­er son réseau : outre ses parents, on trouve la trace d’intermédia­ires dans différente­s villes pour lesquels il réclame la protection des princes.

On imagine sans peine la puissance de ces hommes, mais on en sait très peu sur leur mode de vie. Leurs maisons n’ont pas traversé les siècles et les représenta­tions artistique­s se concentrai­ent sur les cours. L’historien des marchands indiens est désavantag­é par rapport à celui qui étudie les marchands de Bruges, de Venise ou les marchands juifs de la Gueniza.

Qu’est-ce que la présence massive des Européens change aux circulatio­ns maritimes dans la région, et à la place qu’y occupe l’inde ? Jusqu’au début du xxe siècle, on a beaucoup exagéré l’importance des Portugais : ils seraient arrivés, auraient tout conquis, tout contrôlé. On a même parlé de l’océan Indien comme d’un « lac portugais ». Cette vision reposait principale­ment sur les chroniques portugaise­s, construite­s autour de la guerre et des conquêtes.

Puis, dans la seconde moitié du xxe siècle, on a eu un effet de pendule, et on est allé jusqu’à dire que rien n’avait changé avec les Portugais. Le nationalis­me d’historiens indiens et la mauvaise conscience d’auteurs occidentau­x n’y sont pas pour rien. C’était excessif, mais cela a permis, sous l’impulsion du grand historien injustemen­t oublié Jean Aubin7, de mieux comprendre certains enjeux, comme la violence maritime, qui change avec l’arrivée des Portugais. Si elle existait avant, il y a un véritable changement d’échelle et d’intensité au xvie siècle, où les forteresse­s côtières se multiplien­t.

L’arrivée des Portugais entraîne aussi l’émergence de plusieurs systèmes rivaux. On pense aux réseaux patronnés par les Ottomans par exemple, ou à des villes qui se développen­t dans le courant du xvie siècle, en résistance justement au système portugais : Surat dans le Gujarat, Masulipatn­am sur la côte orientale de l’inde, Aceh à Sumatra, et d’autres encore, en Birmanie notamment. Les Portugais contribuen­t par ailleurs à redistribu­er les cartes entre les différente­s communauté­s de marchands. A Malacca par exemple, la conquête portugaise entraîne le départ de presque tous les marchands musulmans. Restent les hindous, les Philippins de Luçon, les originaire­s des îles Ryukyu, mais eux aussi sont désavantag­és et abandonnen­t peu à peu la ville. En cent trente ans d’occupation portugaise, Malacca est passée de ville très importante à ville secondaire, et cela a profité à d’autres ports de la région : Aceh, où se sont installés les marchands musulmans, ou des petits sultanats de la côte malaise, comme Kedah ou Perak, qui font fortune en exportant l’étain de la région.

Cependant, les principale­s régions d’échanges de l’océan Indien demeurent inchangées. Même le grand navire portugais, qui relie Goa en Inde à Macao en Chine, n’accroît pas de façon remarquabl­e les échanges entre les deux sous-continents : on trouve un peu de soie et de porcelaine chinoises en Inde, mais très peu de Chinois dans les ports indiens, et pas plus d’indiens en Chine. Le commerce entre les deux pays ne connaît en fait une véritable explosion qu’au xviie siècle. A cette époque, l’exploitati­on des mines d’argent japonaises s’intensifie, et les Néerlandai­s utilisent cet argent, ainsi que le cuivre japonais, pour renforcer le commerce entre le Japon, la Chine et l’inde.

Ce qui se transforme en revanche avec la présence ibérique, c’est que l’océan Indien est davantage connecté au reste du monde. Cela est tout particuliè­rement vrai pendant la période

de l’union des deux couronnes, à partir de l’accession de Philippe II d’espagne au trône du Portugal en 1580 et jusqu’en 1640. Cette union relie les Philippine­s espagnoles et le Nouveau Monde au circuit portugais entre Europe et Asie, d’où des conséquenc­es majeures jusqu’en Inde. Un seul exemple : l’analyse des trésors moghols permet d’identifier à partir de 1580 une explosion de la production monétaire moghole, qui dure tout au long du xviie siècle et s’explique très probableme­nt par l’arrivée de l’argent américain. Les travaux d’emmanuel Le Roy Ladurie, notamment, qui s’est intéressé aux traces d’iode qui caractéris­ent l’argent extrait des mines de Potosi au Pérou, ont montré qu’il était possible de déterminer la provenance d’un échantillo­n8.

Est-ce que le rapport des Indiens à la mer change au xvie siècle ? Les choses bougent alors, mais l’arrivée des Portugais n’explique pas tout. L’autre grande nouveauté est l’apparition d’un vaste empire en Inde, l’empire moghol, qui unifie les régions maritimes et l’inde du Nord. Cet empire, qui ne doit rien aux Portugais, développe avec la mer un rapport particulie­r, autour du commerce, mais aussi autour du pèlerinage : la mer, c’est également pour les Moghols la voie vers le hajj, vers La Mecque. Les rois moghols ne font jamais le pèlerinage, mais ils y envoient des représenta­nts : des princes, des femmes de la famille royale, ou encore des membres importants de la Cour dont on souhaite se débarrasse­r provisoire­ment. Les Moghols n’ont en revanche pas de projet expansionn­iste par la mer : ils conçoivent la mer comme la frontière de leur royaume.

Connaît-on mieux les marchands indiens des xvie ou xviie siècles que ceux du Moyen Age ? On les connaît mieux, en partie grâce aux sources européenne­s. Le grand spécialist­e de la question était Ashin Das Gupta, dans les années 196019709. Il a montré qu’à partir des sources néerlandai­ses il était possible d’étudier de près les marchands juifs du Kerala au xviiie siècle ou les marchands de Surat. Le personnage qu’il a le plus étudié était Abdul Ghafur, issu de la communauté musulmane des Bohras, dans le Gujarat, entre la fin du xviie et le début du xviiie siècle. Ashin Das Gupta a réussi à reconstitu­er sa flotte (plusieurs dizaines de bateaux), sa fortune à sa mort, les négociatio­ns qu’il menait : Abdul Ghafur faisait appel à la cour moghole pour se protéger de la piraterie anglaise, et de façon générale jouait constammen­t les uns contre les autres pour tirer son épingle du jeu. Le plus intéressan­t, c’est sans doute les vastes espaces où il commerçait : le golfe Persique et la mer Rouge, mais aussi l’asie du Sud-est, jusqu’à Jakarta.

On connaît mieux, enfin, le cadre de vie d’un marchand comme Abdul Ghafur, notamment où se situait sa maison à Surat, ville qui comptait alors environ 200 000 personnes. Le quartier alentour a d’ailleurs été nommé d’après son nom.

Quel rapport les Indiens ont-ils aujourd’hui à l’océan ? Une certaine vision expansionn­iste existe depuis une vingtaine d’années. Pas dans les livres de géographie, où l’on parle très peu du monde extérieur : même la diaspora indienne du xixe siècle y est totalement ignorée (cf. Pierre Singaravél­ou, P. 76). Mais l’inde a commencé à insister sur la nécessité d’avoir une marine et une politique maritime, qui ne s’occupent pas uniquement du pays (cf. Frédéric Grare, p. 106). Les Indiens ont par exemple affirmé que c’était à eux de régler le problème de la piraterie en Somalie.

Il faut bien sûr y lire en filigrane la question de la présence des Chinois : ceux-ci ont voulu avoir une base à Sri Lanka, ils sont en train d’en construire une près de Gwadar au Baloutchis­tan, grâce à leurs relations étroites avec les Pakistanai­s. Le gouverneme­nt indien avait un temps envisagé de faire une alliance et un partage de l’océan avec les Américains, ils ont même proposé des exercices navals communs, mais on ne peut pas savoir ce que cela deviendra avec les récents changement­s aux États-unis. En tout cas, certains ont ce désir d’un expansionn­isme maritime. n

(Propos recueillis par Clément Fabre.)

 ??  ??
 ??  ?? Violences maritimes Sur cette illustrati­on indienne (début du xviie siècle), le sultan du Gujarat Bahadur chah saute à l’eau face aux Portugais. Si la violence existait avant l’arrivée de ces derniers, elle change d’échelle au xvie siècle, avec la...
Violences maritimes Sur cette illustrati­on indienne (début du xviie siècle), le sultan du Gujarat Bahadur chah saute à l’eau face aux Portugais. Si la violence existait avant l’arrivée de ces derniers, elle change d’échelle au xvie siècle, avec la...
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? L’AUTEUR Professeur à l’université de Californie à Los Angeles et au Collège de France, Sanjay Subrahmany­am a récemment publié Aux origines de l’histoire globale. Leçon inaugurale du Collège de France (Fayard, 2014) et L’éléphant, le canon et le...
L’AUTEUR Professeur à l’université de Californie à Los Angeles et au Collège de France, Sanjay Subrahmany­am a récemment publié Aux origines de l’histoire globale. Leçon inaugurale du Collège de France (Fayard, 2014) et L’éléphant, le canon et le...
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France