La grande peur des cipayes
Marx n’avait pas tout compris ! Chronologie : une difficile conquête
Événement capital dans l’histoire mondiale, le soulèvement indien de 1857 a été trop souvent négligé dans ses retombées. D’abord, il a conduit à la faillite de la Compagnie des Indes orientales – une société rapace, la première véritable multinationale au monde – qui dominait le commerce européen avec l’asie vers le milieu du xixe siècle. Après cette révolte, les territoires de la Compagnie et ses comptoirs commerciaux à Penang, Singapour, Hongkong, Malacca et autres furent placés sous le contrôle direct de la couronne britannique. Le même processus toucha peu après la plupart des compagnies à charte britanniques. Ainsi débuta le « second empire britannique » (le premier était constitué des colonies nord-américaines, perdues en 1783).
Une deuxième conséquence majeure est que, malgré son écrasement, le soulèvement a fondé une solide mémoire populaire de résistance à la domination coloniale, mémoire que réactiva Gandhi à partir des années 1920.
Les événements de 1857 ont aussi profondément affecté la nature du mandat britannique en Inde, le rendant prudent et conservateur, et fortement dépendant du soutien des nobles indiens et des élites éduquées, censés être « loyaux » à la suite du soulèvement.
Les territoires de la Compagnie des Indes orientales étaient alors divisés en trois « présidences », dirigées depuis Madras, Bombay et Calcutta (capitale du Bengale). La Compagnie gouvernait en s’appuyant sur la plus importante armée de mercenaires du sous-continent – et même du monde, à cette époque –, instituée au tout début du xixe siècle et divisée entre les trois présidences. Les soldats étaient appelés « cipayes* » (du persan sipahi). Payées grâce aux profits dégagés par le trafic de l’opium avec la Chine et les taxes foncières en Inde, ces armées puissantes servaient à l’origine à protéger le commerce, en particulier contre la France et ses alliés indiens pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763) et sous Napoléon. Mais elles devinrent une fin en soi, permettant à la Compagnie d’intimider n’importe quel potentat local et de s’emparer de tout territoire rentable qu’elle convoitait.
Une énorme armée désoeuvrée
Leur réputation d’invincibilité fut brisée en 1842, lorsqu’une tentative d’invasion de l’afghanistan s’acheva en désastre complet. Seuls survécurent un officier britannique et une poignée de soldats indiens – sur les 24 000 à 28 000 qui avaient marché sur Kaboul. On a parfois dit que ces rares rescapés avaient contribué à semer au sein de l’armée du Bengale les germes de la dissension qui éclata en 18571.
A l’époque, l’explication privilégiée par les Britanniques, largement reprise, fut que la révolte était avant tout un complot des élites musulmanes, alimenté par des rumeurs superstitieuses au sein de la population. L’une d’elles concernait les cartouches du nouveau fusil Lee Enfield que la Compagnie devait distribuer. Le bruit courut qu’elles étaient lubrifiées avec du suif de porc ou de boeuf, pour rendre « impurs » les soldats indiens et ainsi les convertir au christianisme. Si tel était le plan (ce que rien ne prouve), il échoua, car la rumeur provoqua l’effet inverse, suscitant une forte colère.
L’idée selon laquelle la révolte s’expliquait par la superstition, le fanatisme et un complot des perfides élites musulmanes convenait aux Britanniques. Cela collait avec leurs préjugés (qui eux-mêmes justifiaient le mandat britannique), tout en les exonérant de toute responsabilité directe. Mais les cipayes de l’armée du Bengale avaient des motifs de mécontentement bien plus terre à terre. Après sa défaite dans la guerre anglo-afghane, cette énorme armée de 100 000 hommes était désoeuvrée, privée de tout moyen d’améliorer la solde par le pillage. La Compagnie décida de les déployer outre-mer, pour soutenir ses autres ambitions en Asie. Les enrôlés et les dernières recrues y furent contraints par les nouveaux contrats.
Dans le même temps, par souci d’économie, la Compagnie supprima les bonus versés aux troupes servant à l’intérieur de la présidence du Bengale. Enfin, on cessa de proposer un emploi aux fils de cipayes des régiments « indigènes ». Ces mesures – incluses dans la loi sur le recrutement dans les services généraux de 1856 – furent considérées comme une trahison de la part de ceux que les cipayes avaient loyalement servis, parfois depuis l’époque moghole.
Les cipayes de l’armée du Bengale étaient majoritairement recrutés parmi la paysannerie des brahmanes* et des rajputs* de la province du Bihar, contrôlée par les Britanniques, et du royaume indépendant voisin d’awadh (Oudh, à l’époque, dans l’uttar Pradesh). Mais, en 1855, la Compagnie confisqua les riches territoires de ce royaume loyal et de plusieurs autres et fit déposer un gouvernant qui portait le titre encore important de vizir de l’empereur moghol.
Le pouvoir de l’empereur moghol Bahadur Shah Zafar, dernier de la dynastie timouride, désormais stipendié par les Britanniques, se limitait aux environs de Delhi. Le royaume d’awadh était l’un des ultimes vestiges indépendants de cet empire autrefois si grand (cf. Corinne Lefèvre, p. 36). La déposition de son vizir et la confiscation de ses terres alarmèrent l’aristocratie musulmane de l’inde du Nord. Pis encore, la Compagnie
décida de dissoudre l’armée du royaume, dispersant ses 30 000 soldats. En 1857, ils furent en première ligne dans la rébellion contre elle.
Une première guerre d’indépendance ?
Il y avait bien d’autres motifs de mécontentement y compris, en certains endroits, l’action des missionnaires chrétiens, le monopole des ressources les plus précieuses accordé à la Compagnie et les nouvelles taxes foncières destinées à financer ses opérations. A quoi s’ajouta la diminution des espèces en argent importé en Inde pour payer les exportations de la Compagnie. Tout cela perturba l’économie.
Veer Savarkar, historien nationaliste indien, écrivit en 1909 que 1857 constituait la première guerre nationale d’indépendance indienne. Mais, pour la plupart des historiens, l’idée d’une nation commune n’a pas émergé avant l’extrême fin du xixe ou le tout début du xxe siècle. D’aucuns ont avancé que les Indiens du Nord avaient réalisé leur unité en 1857 en combattant ensemble pour défendre leur foi – « deen » et « dhin » dans la langue des hindous* et des musulmans du nord de l’inde2.
Si 1857 fut bien plus, comme les Britanniques se plurent ensuite à le penser, qu’une simple mutinerie limitée à l’armée du Bengale, l’implication des civils fut cependant circonstancielle. C’est pourquoi le soulèvement fut peu soutenu dans le sud et l’ouest de l’inde. A Calcutta, la nouvelle du soulèvement provoqua une panique générale chez les Européens. Cependant, la présence d’un nombre significatif de soldats britanniques, vite renforcés par des troupes rappelées de la « guerre de l’opium » avec la Chine, parvint à soutenir le gouvernement.
Le 19e régiment indigène d’infanterie du Bengale, stationné à Barrackpore, à l’ouest de Calcutta, fut le premier à se rebeller après l’annonce de l’introduction du désormais célèbre fusil Lee Enfield. Une commission d’enquête conclut que l’ensemble du régiment était atteint par l’insubordination et préconisa sa dissolution. Le lendemain – 29 mars –, Mangal Pandey, du 34e régiment qui avait été cantonné à côté du 19e, tira sur son officier mais fut maîtrisé. Lui et un autre cipaye, Iswar Pandey, furent jugés et exécutés. Par la suite, le nom de « Pandey » fut donné comme sobriquet aux cipayes rebelles.
La décision de dissoudre le 34e régiment, une punition collective injustifiée, sembla confirmer les pires rumeurs sur la déloyauté
Les cipayes attaquèrent et tuèrent leurs officiers britanniques. Le lendemain, ils marchaient sur Delhi derrière le drapeau de leur régiment.
des Britanniques. Six semaines plus tard, à Meerut, un régiment qui avait refusé les nouvelles cartouches fut publiquement humilié et conduit en prison entravé par des fers. Le soir suivant, dimanche 10 mai, l’officier de permanence fut tué, les cipayes fracturèrent l’armurerie, attaquèrent et tuèrent leurs officiers britanniques. Le lendemain, ils marchaient sur Delhi derrière le drapeau de leur régiment.
En arrivant, les régiments de Meerut entrèrent de force jusqu’à l’intérieur du Fort Rouge, la résidence du vieil empereur moghol de 82 ans. Ils occupèrent le darbar (salle de réception) de l’empereur et exigèrent son soutien. L’empereur accepta du bout des lèvres, scellant ainsi son propre sort et celui de ses administrés.
Les événements de Meerut et Delhi se répétèrent à travers la plaine gangétique, provoquant le chaos, les civils s’armant pour se défendre et pillant les bureaux gouvernementaux, les Trésors et les bungalows abandonnés par les Britanniques. A Kanpur (Uttar Pradesh), les régiments indiens se dressèrent contre leurs officiers britanniques qui battirent en retraite vers la demeure fortifiée à la hâte du résident britannique.
Massacre à Kanpur
Le général James George Neill, commandant du 1er régiment de fusiliers de Madras, fut l’un des premiers à réagir, amenant ses hommes à Calcutta par chemin de fer, avant de poursuivre jusqu’à Varanasi. Là, Neill ordonna de tuer tous les cipayes suspectés d’avoir désobéi. Il marcha ensuite sur Allahabad pour délivrer la garnison britannique, enjoignant de piller les maisons, de pendre les prisonniers et de tirer à vue sur tout homme soupçonné de soutenir les mutins.
La résistance la plus organisée prit place en Awadh, où une grande armée de cipayes occupa Lucknow et assiégea la garnison britannique. Celle-ci fut délivrée le 17 octobre 1857 mais la ville resta aux rebelles jusqu’en mars 1858. Lucknow fut ensuite mise à sac une seconde fois par les soldats de sir Colin Campbell3.
A Kanpur, les événements prirent un tour plus tragique et tristement célèbre. Les Britanniques, retranchés dans la résidence sous le commandement du général Wheeler, et complètement cernés, se rendirent, à la condition de pouvoir partir pour Calcutta. Cependant, alors qu’ils embarquaient au ghat de Satichaura, au bord du Gange, le 27 juin, ils furent attaqués4. Presque tous les hommes furent tués. Environ 200 femmes et enfants furent emprisonnés dans une maison appelée Bibighar, la « maison des femmes ». On espérait peut-être qu’ils serviraient de monnaie d’échange. Mais l’armée de Havelock et Neill avançait implacablement. Informé, Nana Sahib, ancien chef marathe qui avait commandé les rebelles, se résolut à faire exécuter les femmes et enfants prisonniers. Le massacre commença le 15 juillet et, quand les soldats refusèrent de continuer, on prit des bouchers armés de machettes. Le lendemain, les cadavres, ainsi que trois femmes blessées et trois garçonnets qui avaient survécu, furent jetés dans un puits sec. Quand les forces de Neill découvrirent les preuves du massacre, elles se vengèrent sans merci. Les rebelles furent contraints de lécher le sol de l’enceinte de Bibighar, tout en étant fouettés. D’autres
outrages leur furent infligés, comme leur mettre de force dans la bouche du boeuf et du porc, avant de les exécuter par pendaison, par balle ou à la baïonnette ou encore attachés à la gueule d’un canon avant la mise à feu. Le général Neill lui-même devait mourir un peu plus tard en combattant à Lucknow5.
Un exil massif
Quand Delhi fut reprise le 20 septembre 1857, le souvenir du massacre de Kanpur incita les Britanniques à redoubler de violence, la cité étant pillée et vidée de ses habitants. Les fils de l’empereur moghol furent capturés et sommairement exécutés et Bahadur Shah arrêté et emprisonné.
L’utilisation symbolique de la violence caractérisa la campagne britannique de pacification qui suivit. Assoiffée de vengeance, l’armée terrorisait la population pour la soumettre. Sur ce point, les Britanniques réussirent. Bahadur Shah fut jugé et, bien qu’il fût nominalement un souverain régnant, condamné pour trahison (contre la Compagnie des Indes orientales), banni en mars 1858 à Rangoon où il finit ses jours captif. Dans le centre de l’inde, le général indien Tatia Tope poursuivit le combat avec des régiments rebelles restants de Kanpur. « Les Indiens se battent en guérillas », écrivit Louis Berlioz, fils du célèbre compositeur, alors à Bombay6. Ce combat prit fin lorsque Tatia Tope fut trahi, capturé, Notes 5. Son fils, le major A. H. S. Neill, fut assassiné trente ans plus tard par Mazar Ali, un soldat du Central India Horse Artillery. W. ForbesMitchell, Reminiscences of the Great Mutiny 18571859, Londres, 1893. 6. C. Bates, M. Carter, Mutiny at the Margins, vol 7, Documents of the Indian Uprising, 2017, p. 203. 7. M. Carter, C. Bates, « The Uprising, Migration and the South Asian Diaspora », M. Carter, C. Bates (ed), Mutiny at the Margins: New Perspectives on the Indian Uprising of 1857, vol. 3. Global Perspectives, Londres et New Delhi, Sage, 2013. jugé et exécuté en avril 1858. La paix revint en novembre 1858, la reine Victoria proclamant l’amnistie pour tous les Indiens non directement impliqués dans le meurtre d’officiers ou de civils britanniques.
Les cipayes des régiments dissous se dispersèrent mais leurs souffrances n’étaient pas finies, car le conflit avait dévasté l’économie du nord de l’inde. De nombreux villages qui avaient aidé les rebelles furent réduits en cendres. D’autres furent frappés de taxes punitives pendant de nombreuses années. La plaine gangétique connut de terribles famines qui firent des millions de victimes en 1857-1859, 1861 et 1865. Pour y échapper, des centaines de milliers de personnes émigrèrent. Beaucoup quittèrent l’inde, traversant les mers pour travailler dans les plantations à sucre coloniales.
1857 contribua ainsi fortement à l’établissement d’importantes communautés indiennes dans des lieux aussi éloignés que Singapour, Maurice, la Réunion, l’afrique du Sud, la Guadeloupe, Trinidad et le Guyana7. Ironiquement, tout en permettant à l’empire britannique de se maintenir en Inde pendant quatrevingt-dix ans encore, la révolte entraîna aussi sa chute, dans la mesure où c’est au sein de la population indienne d’afrique du Sud, au tournant du xxe siècle, que Gandhi développa les méthodes de résistance passive qui contribuèrent à mettre fin à la domination coloniale. n
(Traduction d’huguette Meunier.)
La répression fut terrible. Dans la plaine gangétique dévastée et lourdement frappée, des famines firent entre 1857 et 1865 des millions de victimes