« Une puissance émergente en trompe l’oeil »
Pas si mal partie ? Le pays en chiffres
L’inde appartient au fameux groupe des puissances économiques émergentes, les Bric. Quel est le moteur de la croissance du pays ? Jean Drèze : Si l’inde est une puissance économique mondiale, c’est surtout en raison de la taille du pays. En termes de PIB agrégé, l’économie indienne est la 7e économie du monde et la 2e économie des Bric (Brésil, Russie, Inde, Chine) après la Chine. Mais, en revenu par habitant, l’inde reste un pays pauvre. De plus, à la différence des autres émergents, une grande partie de sa population n’a toujours pas accès aux services publics de base, comme un système scolaire convenable, des soins primaires, ou le traitement des eaux. L’inde est le seul des Bric où l’alphabétisation de tous est loin d’être une réalité, et ce même chez les plus jeunes. C’est vous dire. Si vous recherchez un grand marché en pleine croissance, l’inde vous viendra naturellement à l’esprit. Elle fait partie, en ce sens, des grandes économies mondiales. Mais si vous vous intéressez aux conditions de vie des gens, alors là l’inde ne concourt pas du tout dans la même catégorie que les autres Bric.
En ce qui concerne les différents secteurs d’activité, les services sont les plus importants et ceux dont la croissance est la plus rapide. Le secteur tertiaire (les services) représente plus de 50 % du PIB indien et son taux de croissance annuel a avoisiné les 10 % au cours des périodes 20072012 (11e plan quinquennal) et 2012-2017 (12e plan quinquennal). L’agriculture est le secteur le moins dynamique. Elle pèse aujourd’hui aux alentours de 15 % du PIB indien même si elle compte près de la moitié de la population active.
Le secteur tertiaire est très hétérogène. Il est à l’image de Calcutta et de ses rues saturées, où les frêles pousse-pousse jouent à touche-touche avec les charrettes à boeufs, les tramways, les berlines et les voitures de sport. Tous avancent à leur rythme. Les services, ce sont aussi bien les stands de thé ou de réparation de vélos dans la rue que les agents de sécurité, l’administration publique, les organes financiers, le développement de logiciels, ou autres. En bordure de route, les cordonniers et les réparateurs de vélos font presque exactement le même travail qu’il y a cinquante ans, et avec les mêmes outils. Leur productivité est toujours très faible, leur rémunération aussi. A l’autre bout, les opérateurs téléphoniques et les concepteurs graphiques vendent des produits et utilisent une technologie qui n’ont plus rien à voir avec ceux de leurs prédécesseurs. En gros, les services en forte croissance sont plutôt ceux qui répondent aux besoins des classes rapidement enrichies ou dont la demande s’accroît rapidement avec le revenu. Ce qui inclut les télécommunications, les restaurants, le transport, l’assurance et les prestations informatiques. Les secteurs orientés vers l’export, eux, ne correspondent pas nécessairement à ces critères.
De quand date le décollage économique de l’inde ? On considère en général que l’économie indienne a « décollé » autour de 1991, lorsque ont été engagées des réformes pour développer le marché. Mais les chiffres ne confirment pas cette idée. En réalité, la croissance de l’économie indienne a connu trois phases d’accélération depuis 1947. Il y a d’abord eu un décollage tout de suite après l’indépendance, qui mettait fin à la longue période de stagnation économique de l’inde coloniale. Cette stagnation a fait place à une croissance modérée, ce que l’on a appelé le « taux de croissance hindou », soit 3,5 % chaque année. Ensuite, dans les années 1980, la croissance annuelle du PIB s’est fixée aux alentours de 5 %. Ce taux a même légèrement progressé après la crise qui a suivi les réformes économiques des années 1990. Il y a eu enfin une nouvelle accélération dans les années 2000. L’inde est alors devenue, parmi les grandes économies mondiales, l’une de celles qui avaient le taux de croissance le plus élevé.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces différentes phases d’accélération. L’indépendance a mis fin aux logiques de prélèvements du système colonial, et a permis à l’état d’adopter des mesures pour développer le pays. On peut dire aujourd’hui que ces politiques avaient de graves défauts, qu’elles négligeaient profondément le capital humain (ce que Milton Friedman luimême avait souligné lors de sa visite en Inde en 1955), mais elles ont bel et bien sorti le pays de son marasme colonial et des famines à répétition.
L’accélération de la croissance au tournant des années 1980 est sans doute imputable à la « révolution verte » (le temps qu’elle produise ses effets), associée à une augmentation continue des revenus du travail rural (de l’ordre de 4 % chaque année) et à un recul assez net de la pauvreté. A quoi s’ajoute au cours de cette même décennie un début de réduction des interventions contre-productives de l’état dans l’économie. Nul doute que le processus de libéralisation, qui s’intensifie drastiquement au début des années 1990, a conduit à une nouvelle poussée de croissance, mais celle-ci
reste à relativiser (elle a été de l’ordre d’un point supplémentaire par rapport aux années 1980).
Les ressorts de la croissance record des années 2000 (surtout après 2003) sont moins évidents, mais on peut quand même invoquer certains facteurs. D’abord, l’intégration croissante de l’inde dans l’économie mondiale. Rapportées au PIB, ses exportations de biens et de services sont passées de 7 % environ en 1990 à 20 % aujourd’hui. Sur la même période, la part du pays dans le commerce international, qui avait chuté de 2 % en 1951 à environ 0,5 % en 1990, est revenue à 2 %. La période de forte croissance, à partir de 2003-2004, a aussi coïncidé avec une croissance soutenue de l’économie mondiale, que la crise financière de 2008 a interrompue. L’augmentation forte du rapport investissements/pib est un autre facteur explicatif : entre 2003 et 2008, l’investissement est passé d’environ 25 % du PIB à 35 %. On peut difficilement donner d’autres éléments que ceux-là : pour être franc, la science économique peine toujours à bien comprendre les fondements de la croissance.
Cette forte croissance a-t-elle été bénéfique au plus grand nombre ? La forte croissance de l’économie indienne ne s’accompagne pas d’une amélioration équivalente du niveau de vie des plus pauvres. Leur condition s’améliore, comme c’est la tendance ailleurs dans les pays en développement, mais lentement. Le taux de croissance annuel des revenus agricoles réels était d’à peine 2 % dans les années 1990, et il était plus faible encore dans la première moitié des années 2000, même s’il est un peu remonté après l’entrée en
« La forte croissance de l’économie indienne ne s’accompagne pas d’une amélioration équivalente du niveau de vie des plus pauvres »