L'Histoire

Ambedkar ou la démocratie au péril des castes

Les Britanniqu­es ont-ils instrument­alisé les castes ?

- Par Christophe Jaffrelot

Bhim Rao Ambedkar est sans doute aujourd’hui l’une des personnali­tés indiennes les plus citées dans l’espace public : tous les hommes politiques se réclament de lui, quel que soit leur parti. Il s’agit dans bien des cas de tentatives de récupérati­on, qui témoignent néanmoins du prestige de l’homme.

Ce prestige vient d’abord de la trajectoir­e personnell­e d’ambedkar. Né en 1891 sous le nom de Bhim Rao Ramji dans une famille de caste* intouchabl­e*, il appartient à la sous-caste des mahars, dont la principale fonction, celle de cantonnier dans les villages de la région de l’actuel Maharashtr­a, la province d’origine de sa famille dans le centre-ouest de l’inde, consistait notamment à débarrasse­r les chemins et les prés des animaux morts, en particulie­r le bétail. Cette tâche était notoiremen­t impure en raison du caractère sacré des vaches* dans l’hindouisme*.

Un mahar chez les brahmanes

Mais les mahars, du fait de leur nombre et de leur force physique, ont aussi traditionn­ellement servi comme soldats dans les armées du Maharashtr­a, puis dans celle de l’inde britanniqu­e. La carrière militaire a ainsi été pour les intouchabl­es ce que le sport a pu être pour les Noirs américains : une voie d’ascension sociale. Son père étant l’un de ces soldats, Ambedkar, enfant, n’a pas connu les discrimina­tions dont étaient victimes les mahars de l’inde rurale : le « cantonment » (garnison) offrait à peu près les mêmes services à tous ses habitants, y compris l’accès à l’école publique.

Or Ambedkar était un élève brillant, au point que l’un de ses instituteu­rs, de la caste la plus élevée, celle des brahmanes*, lui donna son patronyme (Ambedkar) en 1900 pour l’aider à échapper à sa caste ; et aussi au point qu’il reçut des bourses d’études de la part de maharajas* de caste marathe1 qui cherchaien­t à fédérer les « non-brahmanes » de l’inde occidental­e. C’est ainsi qu’ambedkar a pu continuer ses études supérieure­s en Occident. Ce cycle de formation – très long, du fait de difficulté­s financière­s, puisqu’il s’étend de 1913 à 1922 – s’acheva à Londres, où le jeune Bhim Rao fit son droit et décrocha un doctorat d’économie à la London School of Economics. Mais l’épisode initial de ce cycle est sans doute le plus important : en maîtrise à Columbia University (New York) en 1916, Ambedkar découvre la sociologie et établit celle de la caste.

Avant d’être un acteur politique, Ambedkar est donc un penseur, un penseur de la caste. Toute sa vie il a écrit sur le sujet pour disséquer les ressorts de ce système social. On lui doit la première analyse anthropolo­gique indienne de cet objet si complexe. Parmi ses trouvaille­s figure la notion d’« inégalité graduée » qui distingue, d’après lui, la hiérarchie « à l’indienne » des autres. Dans l’europe d’ancien Régime, dit-il, il était possible pour le tiers état (grâce à sa masse démographi­que et à son élite, la bourgeoisi­e) de renverser les élites aristocrat­ique et cléricale de la monarchie. Dans la Russie de 1917, il était également possible pour les masses paysannes et leur avant-garde prolétarie­nne de faire de même.

Mais, en Inde, les castes inférieure­s sont tellement divisées qu’elles ne peuvent pas facilement déloger leurs maîtres des positions de pouvoir qu’ils occupent : non seulement les basses castes (shudras*) ne frayent pas avec les intouchabl­es qui se trouvent en dessous d’elles, mais les castes inférieure­s sont elles-mêmes stratifiée­s en d’innombrabl­es sédiments et varient en fonction de la géographie. Cette hiérarchie s’explique par la différence des fonctions : au Maharashtr­a, à côté des mahars, les chambhars sont chargés de travailler le cuir (comme tanneurs ou cordonnier­s), une tâche impure en raison du caractère sacré de la vache, tandis que les mangs font la vannerie et les cordages. Dans un village, le hameau regroupant les intouchabl­es est séparé du reste, mais en son sein les familles mahars, chambhars et mangs ne se côtoient pas aisément non plus.

Le leader des intouchabl­es

Une fois la caste ainsi analysée, Ambedkar n’aura de cesse d’unir et de mobiliser les intouchabl­es, qu’il va rebaptiser d’un nom moins stigmatisa­nt, les dalits (les « opprimés », les « hommes brisés »). Il passe à l’action militante dans les années 1920, d’autant plus que nul ne veut de lui comme avocat – sa profession – et qu’il vit donc de ses cours dans un collège de Bombay.

Son premier geste consiste à créer un journal, le Mook Nayak (« Le leader des sans-voix »). Le deuxième sera tout aussi significat­if : en 1924,

Ambedkar lance l’associatio­n des victimes de l’ostracisme (Bahishkrit Hitakarini Sabha). Il milite alors pour une réforme des intouchabl­es, qu’il invite à s’éduquer, à s’organiser et à se mobiliser dans la rue. Il réclame notamment que leur soient ouverts les temples hindous et se bat pour qu’ils aient accès aux points d’eau (dans un village, les réservoirs et les puits leur étaient interdits de peur qu’ils ne les polluent2). En vain.

Ces déconvenue­s conduisent Ambedkar à passer au politique. Il s’appuie tout d’abord sur les Britanniqu­es, qui lui prêtent une oreille conciliant­e non seulement parce qu’ambedkar témoigne par sa trajectoir­e des possibilit­és d’émancipati­on sociale qu’offre l’éducation – un credo hérité des Lumières – mais aussi parce qu’en l’aidant Londres espère diviser les Indiens pour mieux régner, à un moment où le mouvement nationalis­te monte en puissance dans le sillage du Mahatma* Gandhi.

En 1930 et 1931, lors des conférence­s de la Table ronde que le gouverneme­nt britanniqu­e organise pour réformer le régime politique indien sous la pression des mobilisati­ons nationalis­tes, Ambedkar demande un électorat séparé pour les dalits. Il explique que ceux-ci ne bénéficier­ont des projets de démocratis­ation que les Britanniqu­es ont en tête qu’à la condition d’envoyer dans les assemblées élues des hommes venant de leurs rangs et qui ne seront responsabl­es que devant eux, ce que seul permettrai­t un électorat séparé. Celui-ci lui est accordé par Londres en 1932, mais Gandhi s’y oppose aussitôt au nom de l’unité des hindous.

Le Mahatma, alors en prison à Poona suite à l’agitation qu’il a orchestrée contre les Britanniqu­es en 1931, commence une grève de la faim qui conforte Ambedkar dans l’idée qu’il n’y a rien à attendre du parti du Congrès. Après plusieurs jours au cours desquels Gandhi s’affaiblit tandis que l’inde retient son souffle (comme les Britanniqu­es), Ambedkar cède au chantage de Gandhi qui, bon prince, lui offre, à la place d’un électorat séparé, des sièges réservés en grand nombre. Cela ne peut satisfaire Ambedkar car les intouchabl­es ne sont majoritair­es dans aucune des circonscri­ptions qui leur sont réservées en grand nombre. Ils ne représente­nt en effet jamais plus d’une vingtaine de pour cent de la population d’une localité ; les candidats dalits devront donc surtout plaire aux autres castes pour être élus.

C’est dans ce contexte qu’ambedkar crée en 1936 son premier parti politique. Il l’affirme non pas comme une formation dalit, mais comme ouvert aux masses laborieuse­s, d’où son nom : l’independen­t Labour Party (Parti travaillis­te indépendan­t). Ce parti remporte dix sièges aux élections de 1937, grâce aux mahars de la présidence de Bombay, la seule province où il a présenté des candidats. Le Congrès y remporte, lui, la majorité, et forme le gouverneme­nt, comme dans sept autres provinces de l’inde (sur onze).

Face à l’hégémonie congressis­te, Ambedkar se rapproche des Britanniqu­es, dont il espère des réformes – il sait le parti de Gandhi réticent à les mener. Il obtient rapidement une concession majeure : un quota pour les dalits, que les Britanniqu­es appellent scheduled castes (« castes répertorié­es »), dans la fonction publique. Ces « reservatio­ns » ne représente­nt que 10 % des effectifs de l’administra­tion, mais cette mesure de discrimina­tion positive va donner un emploi stable et bien rémunéré à des millions de dalits au fil du temps, créant ainsi une classe moyenne intouchabl­e.

En 1941, Ambedkar – qui est de surcroît convaincu qu’il faut aider les Britanniqu­es à battre les puissances de l’axe –, entre au gouverneme­nt du vice-roi pour promouvoir des réformes supplément­aires. « Labour Minister », il pose les bases d’un droit du travail dont certains principes continuent de s’appliquer encore aujourd’hui. Il a compris que les dalits, ne pouvant l’emporter politiquem­ent, doivent servir de force

Face aux résistance­s de Gandhi et du parti du Congrès, Ambedkar se rapproche des Britanniqu­es et obtient un quota pour les dalits

d’appoint aux gouvernant­s – quels qu’ils soient – pour obtenir des concession­s.

A la suite à l’indépendan­ce de 1947, cette ligne de conduite pragmatiqu­e amène Ambedkar à entrer au gouverneme­nt de Jawaharlal Nehru, après que son nom eut été recommandé par Gandhi, qui souhaitait un gouverneme­nt d’unité nationale. Surtout, Ambedkar est élu à l’assemblée constituan­te et nommé à la tête du comité chargé de rédiger la Constituti­on indienne, ses talents de juriste étant enfin reconnus.

Discrimina­tion positive

C’est l’heure de gloire de Bhim Rao Ambedkar, dont la culture juridique et les talents de négociateu­r forcent le respect de toute l’assemblée. Homme d’état, il sait s’élever au-dessus des intérêts particulie­rs pour poser les bases d’une république humaniste. Il renonce à demander un électorat séparé pour les dalits, mais contribue à l’adoption d’une liste de droits fondamenta­ux au rang desquels figure l’égalité de tous les citoyens sans distinctio­n de caste, de race ou de religion et de sexe.

Il institutio­nnalise aussi la reconnaiss­ance des minorités religieuse­s et linguistiq­ues (que l’état doit aider, notamment, à créer des écoles). Surtout, il donne ses lettres de noblesse à une politique de discrimina­tion positive qui devient plus systématiq­ue : désormais, les scheduled castes et les scheduled tribes (les population­s aborigènes) bénéficien­t de quotas dans les assemblées élues, dans le secteur public et

dans les université­s : ces « reservatio­ns » seront proportion­nelles à leur poids démographi­que. C’est pourquoi le recensemen­t – décennal – continuera de compter les membres de ces deux groupes, à l’exclusion des autres.

Ambedkar est fier de la Constituti­on qu’il a largement contribué à écrire. Mais il prévient : un tel texte restera lettre morte si rien n’est fait pour réformer la société indienne. Et il s’emploie précisémen­t, aussitôt la Constituti­on promulguée en 1950, à promouvoir le Hindu Code Bill, une réforme de la loi coutumière (aussi appelée « loi personnell­e » à l’époque britanniqu­e) régissant les règles du mariage, du divorce, de l’adoption et de l’héritage au sein de la communauté hindouiste majoritair­e. Le sujet est délicat car les conservate­urs du Congrès sont très attachés aux traditions. Nehru, du coup, appelle Ambedkar à la prudence et propose d’étaler le vote du texte en le coupant en quatre. Celui-ci y voit un reniement du projet de société inscrit dans la Constituti­on et démissionn­e du gouverneme­nt en 1951.

Isolé, il ne sera pas réélu à la Chambre basse, mais devra s’en remettre à la clémence du Congrès pour obtenir un siège à la Chambre haute, où ses discours trahissent son amertume. Même s’il pose en 1956 les bases d’un nouveau parti politique, le Republican Party of India (Parti républicai­n indien), son esprit est ailleurs et, la même année, il opte pour une voie nouvelle : celle du bouddhisme.

En 1935, écoeuré par l’hypocrisie des réformateu­rs hindous – le Mahatma Gandhi y compris –, il avait annoncé : « Je ne mourrai pas hindou. » Pour lui, l’hindouisme était indissolub­lement lié à la caste, et seule une transforma­tion radicale de la religion majoritair­e aurait pu permettre l’émancipati­on des dalits. Celle-ci n’ayant pas eu lieu, il chercha pendant des années à quel saint il pourrait bien se vouer. Le Bouddha* eut finalement sa préférence, non seulement en raison de sa dimension spirituell­e, mais aussi du fait de son potentiel en termes de changement social : Ambedkar déclara à maintes reprises qu’il trouvait dans le bouddhisme les valeurs d’égalité et de fraternité qui lui étaient si chères depuis toujours.

Le 14 octobre 1956, lors d’une cérémonie accomplie avec des centaines de milliers d’autres dalits, Ambedkar se convertiss­ait en compagnie de sa seconde épouse, brahmane, à Nagpur, au coeur du Maharashtr­a. Revenu à Delhi le 30 novembre, il y mourait six jours plus tard. Ses funéraille­s, à Bombay, furent suivies par une masse compacte de dalits témoignant de sa formidable popularité.

L’ambedkaris­me

En 2016, le soixantièm­e anniversai­re de la mort d’ambedkar a donné lieu à d’innombrabl­es commémorat­ions, signe de la reconnaiss­ance dont il continue à jouir, ses rares détracteur­s se

contentent de critiquer sa collaborat­ion avec les Britanniqu­es, sans jamais oser l’attaquer sur le terrain de la réforme sociale. Mais le signe le plus notable de sa postérité est ailleurs, dans l’adhésion d’un nombre croissant de dalits à son message, qu’on qualifie aujourd’hui d’« ambedkaris­me ». Cet « isme » s’est incarné dans différents partis politiques, dont le plus populaire n’a finalement pas été le RPI (Republican Party of India), mais le Bahujan Samaj Party (le Parti des masses). Cette formation a été créée en 1984 par Kanshi Ram, un dalit du Penjab qui, bénéficiai­re de la politique des quotas, avait été muté à Poona où il avait lu deux livres majeurs d’ambedkar : Annihilati­on of Caste (« L’abolition de la caste ») et What Congress and Gandhi Have Done to the Untouchabl­es (« Ce que le parti du Congrès et Gandhi ont fait aux intouchabl­es »).

Le BSP a progressiv­ement développé un réseau de militants et de cadres principale­ment recrutés parmi les fonctionna­ires occupant les quotas d’emplois dans le secteur public qu’ambedkar avait contribué à créer. Le parti a surtout pris son essor électoral en Uttar Pradesh, le plus grand État de l’inde, qu’il a même réussi à gouverner de 2007 à 2012. Depuis, il est en déclin. Non seulement les nationalis­tes hindous – au pouvoir à New Delhi depuis 2014 – attirent des dalits, mais le BSP souffre d’un défaut de leadership, depuis la mort de Kanshi Ram, et de la maigreur de ses ressources financière­s, dans un pays où l’argent joue un rôle croissant dans la compétitio­n électorale. En outre, le BSP n’est pas parvenu à unir les dalits – pas plus qu’ambedkar, qui resta jusqu’à la fin de sa vie bien plus populaire parmi les mahars que parmi les mangs ou les chambhars.

Malgré ses échecs, Ambedkar reste dans l’histoire indienne comme l’homme d’état qui, avec Nehru, aura le plus oeuvré à l’édificatio­n de la démocratie, non seulement en raison des institutio­ns qu’il aura contribué à établir, mais aussi en vertu de l’humanisme dont il était porteur : s’il a collaboré avec les Britanniqu­es, c’est qu’il jugeait cette philosophi­e supérieure au nationalis­me qui, aujourd’hui, rétrécit l’esprit indien. n

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L’AUTEUR Directeur de recherche au CeriScienc­es PO/CNRS, Christophe Jaffrelot a notamment publié Inde. La Démocratie par la caste (Fayard, 2005), Dr Ambedkar. Leader intouchabl­e et père de la Constituti­on indienne (Presses de Sciences Po, 2000) et Le...
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