Diaspora. Greater India
Amitav Ghosh : la trilogie de la migration
Dans les salles de cinéma à partir du 4 octobre 2017, le film Confident royal de Stephen Frears entend réhabiliter la figure méconnue d’abdul Karim, conseiller indien de la reine Victoria, avec laquelle il entretient une relation tendre et passionnée à la fin du xixe siècle. Le jeune musulman apprend à l’impératrice des Indes la langue ourdoue, la sensibilise aux saveurs épicées du curry et aux subtilités de la politique indienne. Bien avant ce munshi (« professeur »), dès le xviiie siècle, des lascars, surnom des marins indiens de la Compagnie des Indes, s’étaient établis dans les quartiers populaires de l’east End de Londres, épousant souvent des femmes anglaises.
Ces hommes, comme d’autres Indiens (tamouls, bengalis, gujaratis, etc.) sur les cinq continents, s’ils ont été les victimes de la domination étrangère, n’en ont pas moins joué un rôle décisif dans la mondialisation culturelle et économique
qui résulte de l’expansion coloniale. A travers ces innombrables circulations, la grande péninsule a été constamment travaillée et traversée par le reste du monde. Ainsi, l’inde et l’identité indienne se sont autant construites à l’extérieur qu’à l’intérieur des frontières mouvantes du sous-continent.
Commerçants, coolies et contremaîtres
Les habitants du sous-continent ne vivaient pas dans des « sociétés immobiles » qui auraient été mises en mouvement par l’intrusion européenne à partir du xviie siècle. Chaque année, des millions de personnes se déplacent sur de très longues distances dans le cadre des grands pèlerinages. La présence des marins indiens est attestée en Asie du Sud-est et en mer Rouge dès le ier siècle de notre ère. Ces mobilités transcontinentales de négoce, comme celles des marchands de la province du Sind (actuel Pakistan) connectant Kobe, Panama, Boukhara et Le Caire, préexistant et survivant à la colonisation, concernent toutefois peu d’individus.
C’est à partir des années 1830 que les mouvements migratoires s’intensifient sous l’effet de l’expansion économique des grandes puissances coloniales et de l’abolition de la traite et de l’esclavage des captifs africains. Pour pallier le manque de main-d’oeuvre dans les plantations, les Britanniques puis les Français font appel aux populations du sous-continent et accessoirement aux Chinois. Cette nouvelle « classe ouvrière impériale » contribue largement au développement de l’industrie sucrière, à travers l’essor des plantations de canne à sucre aux Caraïbes, aux Mascareignes (Maurice, Réunion), et en Afrique du Sud (Natal). Les travailleurs indiens officient également dans les plantations de café et de thé (Ceylan), d’hévéa (Malaisie), de cacao (Trinidad), de bananes (Jamaïque), dans la riziculture (Birmanie), les mines (Natal) et les chantiers de construction de chemins de fer (Kenya).
Ils ont fui les famines et la pression foncière et fiscale, dans les régions très peuplées et pauvres de l’uttar Pradesh, du Bihar, du Bengale et du Tamil Nadu. Les Tamouls sont omniprésents à Ceylan, en Malaisie, au Natal, dans les Antilles françaises et à la Réunion tandis que les Indiens du Nord-est s’installent dans les Antilles bri- tanniques et néerlandaises, à Maurice, et que les travailleurs du Gujarat se concentrent en Afrique orientale.
Ainsi, entre 1840 et 1920, l’asie du Sud forme avec la Chine la plus grande région d’émigration au monde. Plus de 30 millions d’indiens quittent leur foyer pour travailler outre-mer, ainsi que 50 millions de Chinois. L’importance de ces mobilités asiatiques a été longtemps oblitérée par une focalisation sur les migrations « blanches » transatlantiques entre
l’europe et les Amériques. Ces migrations se développent grâce à l’instauration d’un nouveau système de transport intercontinental dans le deuxième tiers du xixe siècle – notamment les chemins de fer et les lignes de bateaux à vapeur spécifiquement dédiées au trafic des passagers – qui induit une baisse des coûts et un raccourcissement de la durée du trajet : le voyage de Londres à Calcutta passe ainsi de douze semaines au milieu du xixe siècle à deux semaines après l’ouverture du canal de Suez en 1869. Les migrants sont de plus en plus nombreux à retourner chez eux après avoir séjourné outre-mer, à l’instar des 24 millions de migrants indiens qui finissent par revenir dans le sous-continent. L’augmentation de ce taux de retour a tendance à renforcer les liens entre les grandes zones d’émigration en Inde et les régions d’accueil.
Les historiens se sont beaucoup intéressés aux coolies, travailleurs engagés par les administrations coloniales ou les agents des propriétaires de plantation, qui signent un contrat les contraignant à travailler de cinq à dix ans aux Antilles, aux Mascareignes, au Natal ou en Malaisie, en contrepartie d’un maigre salaire1. Selon l’historien Hugh Tinker2, l’« engagisme » s’apparente à une nouvelle forme d’esclavage : attaché à une plantation, la liberté de mouvement du coolie est très contrôlée, les contraventions aux règles (« désertion », absence, insolence) sont punies par des peines d’emprisonnement ou de lourdes amendes. Gandhi et le parti du Congrès obtiennent finalement la suppression de ce système inique en 1917.
Les engagés ne représentent toutefois qu’une petite minorité – moins de 10 % – des migrants indiens de cette époque. Plus de la moitié des travailleurs passent par des intermédiaires autochtones tels les kangani (« contremaître » en tamoul), qui recrutent au sein de leur réseau familial dans leur village d’origine et financent les projets migratoires. En l’absence de contrat, ce système repose sur la solidarité entre les membres de chaque famille qui peuvent s’acquitter de la dette en cas de décès ou de désertion du travailleur. Plus souple que l’engagisme, ce système n’est pas exempt de défauts, notamment les abus et la corruption des intermédiaires euxmêmes. Il prévaut jusqu’à la fin des années 1930, lorsque l’émigration indienne diminue en raison de la crise économique.
Enfin, à partir de la fin du xixe siècle, s’accroît l’émigration libre de commerçants et d’artisans accompagnés de leur famille. Ces travailleurs financent eux-mêmes leur projet migratoire, à l’image des nombreux commerçants en provenance des grandes régions du Nord-ouest (Gujarat, Pendjab et Sind) qui s’installent dans les colonies britanniques d’afrique orientale et australe. Les Tamouls, en particulier les membres de la caste* des chettiars (prêteurs d’argent), officient en Birmanie et en Cochinchine. Il convient d’y ajouter les dizaines de milliers d’indiens qui travaillent comme petits fonctionnaires dans la bureaucratie coloniale en Birmanie britannique ou – dans une moindre mesure – au Vietnam français, ainsi que les militaires et les policiers. Auxquels il faut adjoindre quelques milliers d’étudiants indiens, surtout dans les universités britanniques et accessoirement japonaises.
Un « sous-impérialisme » indien ?
Une partie des migrants issus du sous-continent constitue un groupe d’intermédiaires privilégiés entre les colonisateurs et les populations autochtones. Les soldats indiens ont joué un rôle essentiel dans les conquêtes britanniques en participant aux guerres anglo-afghanes (1838-1839, 1878-1880, 1919), aux guerres anglo-birmanes (1852, 1885), aux campagnes en Éthiopie (1867-1868), en Malaisie (1875), en Égypte (1882), au Soudan (1885), en Afrique orientale (1895-1899), aux combats de la guerre des Boers (1899-1902), de la guerre des Boxeurs (1900) et aux deux guerres mondiales.
Sur le terrain africain et asiatique, la domination britannique prend bien souvent le visage des soldats du sous-continent. En mars 1901, on compte 15 500 soldats indiens pour seulement 2 000 militaires britanniques dans le nord-est de la Chine. De nombreux témoignages évoquent
les violences perpétrées par ces soldats à l’égard de la population chinoise dont les élites vivent comme une humiliation d’être soumis à la domination d’individus basanés, eux-mêmes sujets de l’empire britannique. En outre les Indiens, en particulier les sikhs*, renforcent les effectifs de la police dans l’empire britannique, notamment à Singapour, Hongkong, Shanghai ou au Kenya.
Par ailleurs, les migrants indiens, qui ne reviennent pas dans leur région d’origine, ont pu acquérir un pouvoir économique dans certaines colonies. Environ 6 millions d’entre eux se seraient définitivement installés outre-mer, principalement en Malaisie, en Birmanie et à Ceylan. Après avoir amassé en quelques années un pécule, ils ouvrent un petit commerce ou achètent un lopin de terre. Ils constituent d’importantes minorités dans certaines sociétés coloniales. Ainsi, au Natal, où les trois quarts des travailleurs indiens décident de demeurer sur place comme fermiers, mineurs, bergers, pêcheurs ou encore colporteurs, ils sont plus nombreux (100 000, soit presque 10 % de la population totale) que les Européens au début du xxe siècle. A l’île Maurice, les Indiens et leurs descendants deviennent rapidement majoritaires : en 1910, ils représentent 72 % de la population. L’émigration indienne a également reconfiguré la démographie de la colonie britannique des Fidji dont près de 40 % de la population actuelle est originaire du sous-continent. Peu nombreux en revanche en Jamaïque ou à la Grenade (Antilles britanniques), les coolies sont relégués en bas de l’échelle socio-économique.
En Afrique orientale, les riches négociants gujaratis et pendjabis contrôlent en grande partie le commerce local. En Birmanie et en Malaisie, les chettiars octroient aux paysans autochtones des avances indispensables au développement de la riziculture et de l’hévéaculture dans la première moitié du xxe siècle. Ces riches Tamouls financent l’édification de 62 temples hindous* en Birmanie et de 3 temples à Saigon en Indochine française. En 1889, dans son ouvrage L’indochine française, Jean-louis de Lanessan décrit avec un brin d’amertume la puissance financière des membres de cette caste du sud de l’inde : « Prêteurs sur toutes sortes de gages ou sur simples billets, toujours prêts à exploiter les pertes au jeu des colons, fonctionnaires et officiers, et les besoins d’argent des petits commerçants, les chettiars sont devenus les véritables maîtres de Saigon. C’est à eux qu’appartiennent la majorité des terrains à bâtir et la presque totalité des immeubles. »
Cette prospérité économique et ce dynamisme culturel des communautés indiennes dans l’empire britannique ont conduit l’historien Thomas Metcalf3 à évoquer une forme de « sous-impérialisme » des Indiens qui n’ont pas seulement été des agents passifs de la colonisation européenne. Ainsi, ces minorités indiennes sont souvent en butte à l’hostilité des populations autochtones et des colonisateurs européens. Dans ces contextes sociaux difficiles, les Indiens ont tendance à se constituer en communauté séparée, conservant leurs pratiques religieuses et leur mode d’organisation sociale. Ceux d’asie du Sud-est gardent souvent des liens avec leur région d’origine tandis que ceux des Antilles, beaucoup plus éloignés géographiquement, perdent le contact avec le sous-continent : leur identité se créolise progressivement, les distinctions de caste s’estompent, et les migrants adoptent la langue et les coutumes des colonisateurs.
Des patriotes expatriés
Parmi ces Indiens ayant séjourné plus ou moins longtemps hors de l’inde, figurent les principaux animateurs du mouvement nationaliste : Rabindranath Tagore, Mohandas K. Gandhi, Sri Aurobindo, Jawaharlal Nehru, Vallabhbhai Patel, Manabendra Nath Roy ou encore Subhas Chandra Bose. La plupart de ces hommes issus de l’élite hindoue effectuent leurs études en GrandeBretagne, à l’instar de Gandhi qui devient au début des années 1890 avocat en Afrique australe, où il prend conscience de la nécessité de lutter contre la domination coloniale britannique. D’autres, comme Roy, parcourent le monde en quête de soutiens logistiques et financiers pour leurs activités politiques : le fameux « Brahmane* du Komintern » voyage pendant la Première
4 Guerre mondiale en Indonésie, en Chine, au Japon, en Corée, au Mexique et aux États-unis.
Aux côtés de ces figures connues, des centaines d’indiens se mobilisent et se rassemblent au début du xxe siècle dans des associations politiques en Europe, au Japon et en Amérique du Nord. Dès 1865, la London Indian Society, fondée par Dadabhai Naoroji au Royaume-uni,
C’est le 1er décembre 1915 à Kaboul que Mahendra Pratap proclame le premier « gouvernement provisoire de l’inde »