L'Histoire

350 000 ingénieurs par an

Kapil Raj : au carrefour des sciences

- Par Vanessa Caru

Parmi les clichés que suscite aujourd’hui l’inde, l’ingénieur occupe une place de premier plan. En témoigne une récente superprodu­ction états-unienne, Jason Bourne (2016), qui attribue au PDG d’un géant des réseaux sociaux, Deep Dream, un patronyme à consonance indienne, Kalloor.

Si l’inde fait figure de puissance technologi­que, c’est en grande partie grâce à cette main-d’oeuvre qualifiée, qui s’est largement exportée avant de devenir un argument clé en faveur de l’installati­on de multinatio­nales dans le pays. En 20052006, plusieurs auteurs estiment que 350 000 ingénieur-e-s sont sortis des institutio­ns indiennes1.

Technologi­e coloniale ?

Même s’il existe en Inde une longue tradition d’ouvrages d’art, notamment en matière d’irrigation, qui a pu faire l’admiration des administra­teurs britanniqu­es, c’est toutefois pendant la période coloniale que s’organise une formation moderne d’ingénieurs.

A partir des années 1850, les Britanniqu­es commencent véritablem­ent à y investir, ainsi avec la constructi­on du chemin de fer. Or la supervisio­n des grands chantiers ferroviair­es, concomitan­te à la création en Inde du ministère des Travaux publics (Public Works Department) en 1854, nécessite une main-d’oeuvre technique qualifiée.

Les ingénieurs militaires ( royal engineers) assument dans un premier temps la direction des travaux. Lorsqu’ils ne suffisent plus, les autorités coloniales font venir depuis la métropole des ingénieurs civils. Surtout, afin de limiter le recours à cette main-d’oeuvre coûteuse, ils décident de former sur place des cadres techniques indigènes. La première école, le Thomason College of Civil Engineerin­g, est fondée en 1847 à Roorkee, sur les contrefort­s de l’himalaya. A la fin des années 1860, trois autres institutio­ns du même type ont été créées : à Poona (Inde occidental­e), à Shibpur (Bengale) et à Madras (Inde du Sud).

La formation des ingénieurs en Inde se démarque singulière­ment du système qui a alors cours dans la métropole. Ce dernier reflète l’histoire particuliè­re du développem­ent technologi­que britanniqu­e, porté au début de la révolution industriel­le par les artisans. L’entrée dans la profession d’ingénieur n’est pas régulée par l’obtention d’un diplôme, mais s’effectue par apprentiss­age (pupillage) dans lequel l’autorité publique ne joue aucun rôle. En dépit de la création des premières chaires d’ingénierie civile dans les années 1850 et de l’effort accompli dans les années 1880 pour fonder des cursus formels, cette situation dure jusque dans les années 1960.

Le contexte est très différent en Inde où, jusqu’aux premières décennies du xxe siècle, le ministère des Travaux publics reste le principal employeur de main-d’oeuvre technique qualifiée et où les autorités doivent prendre en charge la formation de leur personnel. A l’exception des ingénieurs militaires, la Grande-bretagne ne possède pas, contrairem­ent à la France, de puissants

corps d’ingénieurs publics, ce qui peut expliquer en partie le recours précoce au recrutemen­t local dans la colonie indienne. Les grands corps d’ingénieurs français sont à l’inverse en mesure de perpétuer dans l’espace colonial l’hégémonie qu’ils exerçaient au sein de l’administra­tion métropolit­aine et de limiter l’emploi de technicien­s indigènes.

L’inde fait ainsi figure d’exception dans le monde colonial. Dans le reste de l’empire britanniqu­e, comme dans les autres colonies européenne­s, l’éducation technique est limitée à des niveaux très élémentair­es, comme la formation de mécanicien­s ou d’employés des télégraphe­s, et ce n’est qu’à partir des années 1920-1930 que des tentatives pour former une main-d’oeuvre plus qualifiée voient le jour. On retrouve certes ce phénomène en Inde où, dans les années 1920, les Indiens sont massivemen­t embauchés dans les fonctions subalterne­s des travaux publics. Mais, à la même époque, ils occupent aussi un tiers des postes d’ingénieurs de la colonie.

« Colour bar »

Des discrimina­tions importante­s existent entre le personnel venu de Grande-bretagne et celui recruté en Inde. Le premier jouit de rémunérati­ons et de pensions de retraite plus élevées que les Indiens, qui ont en outre des chances bien moindres d’accéder aux fonctions les plus hautes du ministère, où s’exerce la réalité du pouvoir ; les Britanniqu­es s’y cooptent entre eux. Ils le justifient en prétendant que les colonisés seraient incapables d’exercer toute autorité. Ils avancent aussi que les Indiens, auxquels est reconnue une aptitude aux études théoriques – et notamment aux mathématiq­ues –, sont dénués de goût pour les travaux pratiques censés qualifier le bon ingénieur.

Conscients de la « colour bar » (discrimina­tion raciale) qui existe au sein du ministère, certains Indiens décident de le quitter prématurém­ent afin de briguer des postes à responsabi­lités dans des secteurs où le contrôle des Britanniqu­es s’exerce de manière moins sensible, et notamment auprès des princes indigènes maintenus par le Raj*. C’est le cas de Mokshagund­am Visvesvara­ya, qui prend sa retraite anticipée des Travaux publics de la présidence de Bombay en 1908 pour devenir ingénieur en chef de la principaut­é indigène de Mysore. En 1912, il y est promu à la fonction de Dewan (Premier ministre).

A partir de la fin du xixe siècle, le personnel indien des Travaux publics commence aussi à s’organiser collective­ment pour défendre ses intérêts et exiger une égalisatio­n des conditions de travail. Avec pour aboutissem­ent, en 1910, la création d’une associatio­n panindienn­e, l’associatio­n of the Indian Colleges Engineers, qui relaie leurs revendicat­ions et remporte des victoires significat­ives.

La question de l’accès à l’enseigneme­nt technique, ainsi qu’aux postes les plus élevés au sein des Travaux publics, devient rapidement une question politique importante. Dès 1887, les nationalis­tes rassemblés au sein du Congrès national indien (cf. p. 88) adoptent une résolution réclamant le développem­ent de l’enseigneme­nt technique dont dépend, selon eux, la croissance industriel­le du pays.

Au début du xxe siècle, ils ajoutent une autre revendicat­ion : la création d’un institut polytechni­que central, dont l’objectif est de former les futurs cadres de l’industrie. Dans la lignée du mouvement swadeshi (mouvement pour l’indépendan­ce économique), certains nationalis­tes choisissen­t de ne pas attendre l’interventi­on des autorités coloniales et fondent en 1906 le Bengal Technical Institute, qui devient en 1929 le Jadavpur College of Engineerin­g and Technology.

A l’épreuve du feu

Avec le premier conflit mondial et les changement­s qu’il induit dans l’ordre colonial, certaines de ces revendicat­ions sont prises en compte. La participat­ion de la colonie à l’effort de guerre a été obtenue en échange de la promesse de concession­s dans le champ politique. Les réformes Montagu-chelmsford de 1919 accordent aux provinces plus d’autonomie, décision qui s’accompagne de mesures visant à accroître le recrutemen­t de personnel local dans toutes les administra­tions. En 1940, plus de 50 % des ingénieurs de l’indian Service of Engineers – le corps le plus prestigieu­x – sont indiens. La guerre renforce aussi l’industrie locale, la rupture des communicat­ions avec la métropole ayant favorisé le processus de substituti­on des importatio­ns et l’accumulati­on de capital.

Le conflit révèle également l’importance de l’industrie indienne pour les intérêts de l’impérialis­me britanniqu­e : pendant la Première Guerre mondiale, la campagne de Mésopotami­e a été largement gagnée grâce à l’importatio­n de rails fabriqués par les aciéries Tata. Au sortir de la guerre, les autorités coloniales se montrent par conséquent mieux disposées à l’égard de l’industrie indigène, même si leur politique dans ce domaine demeure très hésitante. La nécessité d’accroître leurs revenus les pousse par ailleurs à augmenter les tarifs douaniers dans la colonie, notamment dans les années 1930, ce qui permet un certain essor et une diversific­ation des activités industriel­les.

Ce contexte favorise une croissance relative de l’éducation technique : cinq nouveaux Engineerin­g Colleges sont ouverts (Bénarès, Patna, Lahore, Karachi et Rangoon), tandis que le nombre de diplômés en ingénierie passe de 865 en 1902 à 2 253 en 1937. Le développem­ent industriel limité du pays, centré sur des industries légères requérant un capital réduit et une faible expertise technique, ainsi que la réticence de la part des grandes entreprise­s d’ingénierie à capital

Pendant la Première Guerre mondiale, la campagne de Mésopotami­e a été largement gagnée grâce à l’importatio­n de rails fabriqués par les aciéries Tata

britanniqu­e à embaucher de la main-d’oeuvre locale freinent toutefois l’essor des formations plus directemen­t liées à l’industrie comme le génie électrique et mécanique. Bien que ces spécialisa­tions commencent à être proposées dans les institutio­ns indiennes au cours des années 1930, en 1939 la moitié des diplômés le sont encore en génie civil qui les destine à la constructi­on et aux travaux d’irrigation­2.

La Seconde Guerre mondiale favorise de nouveau le phénomène de substituti­on des importatio­ns, accompagné cette fois d’une politique plus volontaris­te des autorités. Le nombre d’écoles d’ingénieurs est par conséquent porté de neuf à seize entre 1937 et 1947, tandis que le nombre de leurs diplômés double. L’idée de mettre en place une planificat­ion économique pour permettre le développem­ent industriel et social du pays commence à s’imposer auprès des futurs dirigeants de l’inde indépendan­te.

Sur le modèle du MIT

Avec l’accession à l’indépendan­ce en 1947, la formation d’une main-d’oeuvre technique qualifiée devient un enjeu majeur. Après débats, les autorités décident de faire porter l’effort sur la création, par le gouverneme­nt central, d’institutio­ns d’élite, les Indian Institutes of Technology (IIT), sur le modèle du Massachuse­tts Institute of Technology (MIT) aux États-unis, où a été formée dans les années 1930 et 1940 une partie de la classe industriel­le et de l’élite technologi­que du pays. Le premier est créé à Kharagpur (dans l’état actuel du Bengale-occidental) en 1951. Il est suivi de quatre autres, fondés en collaborat­ion avec différente­s puissances étrangères, selon la doctrine de non-alignement établie par Nehru : à Bombay avec l’aide de L’URSS, à Madras avec l’allemagne de l’ouest, à Kanpur avec les ÉtatsUnis et à Delhi avec la Grande-bretagne.

Les étudiants indiens sont aussi encouragés, par un système de bourses, à aller se former à l’étranger. Le principal bénéficiai­re en est les États-unis. Outre la facilité linguistiq­ue, ce pays bénéficie de la connexion ancienne qui existe entre certaines élites indiennes et le MIT. A partir des années 1960, dans un contexte où le terrain technologi­que devient un des enjeux essentiels de la guerre froide, les autorités états-uniennes cherchent à attirer de brillants jeunes gens. Elles ouvrent de nombreuses American Libraries (bibliothèq­ues) en Inde, censées promouvoir leurs cursus, et assoupliss­ent les lois sur l’immigratio­n afin de pouvoir conserver les jeunes diplômés. En 1967, l’inde forme ainsi 10 000 ingénieurs par an dont 1 000 sortis des IIT, tandis que 2 300 Indiens étudient l’ingénierie aux États-unis. Une partie d’entre eux choisissen­t de ne pas rentrer au pays. Le succès rencontré par certains durant le boom de la Silicon Valley des années 1980, tels Suhas Patil et Vivek Ranadive, contribue à asseoir la réputation internatio­nale des ingénieurs indiens3.

Lorsqu’une politique de libéralisa­tion de l’économie et d’ouverture aux multinatio­nales étrangères est initiée dans les années 1990, cette main-d’oeuvre technique, peu coûteuse, mais hautement qualifiée, constitue pour l’inde un atout majeur sur le marché internatio­nal du travail. C’est en particulie­r le cas dans le domaine informatiq­ue, où des programmes de formation ont été créés dès la fin des années 1960 dans plusieurs IIT.

L’installati­on de multinatio­nales et l’essor de grandes firmes indiennes spécialisé­es dans les technologi­es de l’informatio­n, comme Infosys, suscitent par ailleurs un véritable engouement pour les formations d’ingénieurs. Entre 2000 et 2010, le nombre d’engineerin­g Colleges passe de 750 à 3 000. Ces nouveaux établissem­ents sont en majorité des institutio­ns privées qui cherchent à profiter de la manne de ce marché éducatif en pleine expansion, sans toujours offrir les garanties d’une formation de qualité.

Toujours est-il que la profession a fini par cristallis­er les espoirs d’ascension sociale d’une partie de la population. Les effets sociaux de ce phénomène n’ont pas tardé à nourrir les intrigues du cinéma indien. Comptant parmi les succès majeurs du box-office, 3 Idiots, une comédie tournée en hindi* et sortie en 2009, met ainsi en scène trois élèves ingénieurs composant avec les attentes des parents, le rêve d’un statut meilleur et la violence que peut produire le processus de sélection qui règne dans les écoles les plus prestigieu­ses. n

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