Démographie. Où sont passées les femmes ?
Aujourd’hui il manque en Inde 45 millions de femmes : un déficit par rapport aux hommes qui n’a cessé de se creuser depuis le xixe siècle. Explication.
Comme tout colonisateur, les Britanniques ont cherché à connaître les populations de leur empire en introduisant de nouvelles formes de contrôle sociopolitique. En Inde, ils mettent en place les dénombrements démographiques autour de 1850 ; le premier recensement panindien de 1871-1872 vient parachever cet effort, inaugurant une tradition décennale qui se prolonge sans interruption jusqu’à nos jours. La prochaine échéance est attendue en 2021.
Le recensement de l’inde coloniale impose à la population une grille de catégories statistiques qui mêlent les concepts exogènes comme la mesure de l’âge ou la classification par groupe religieux distinct, et des notions locales comme la caste* que se sont réappropriées les fonctionnaires britanniques (cf. p. 87). La plus anodine en apparence de ces catégories est le sexe des individus, puisque pour la première fois de son histoire la population du sous-continent est alors évaluée en nombres d’hommes et de femmes.
Le projet de panoptique démographique bute d’ailleurs d’emblée sur un écueil épistémologique : les centaines de milliers de personnes transgenres, notamment les hijras (cf. Daphné Budasz, p. 74). Les officiers du recensement classent dès 1871 celles et ceux dont la naissance et l’apparence semblent se contredire dans la catégorie de sexe masculin.
Le décompte censitaire fait apparaître de nouvelles anomalies. Les statisticiens ne tardent pas en effet à observer une proportion d’hommes inhabituellement élevée dans la population : ils sont 6 % plus nombreux que les femmes en 1871. Ils notent également que ce surplus masculin émerge avant tout dans certaines régions du nord-ouest du pays. Les déséquilibres démographiques deviennent une énigme récurrente du discours colonial et on avance pour en rendre compte de multiples facteurs comme les infanticides des petites filles, contre lesquels les Britanniques ont lutté
durant le xixe siècle, la claustration des femmes lors des enquêtes en raison de certaines coutumes religieuses qui leur interdisent d’être vues par des hommes n’appartenant pas à leur cercle familial, les caprices de la biologie locale ou du climat qui feraient naître plus de garçons dans le sous-continent, ou encore la qualité très inégale des opérations de recensement selon les régions.
Surmortalité
Le suspense n’est entièrement levé qu’un siècle plus tard quand le démographe indien Pravin Visaria démontre formellement en 1969 que c’est la surmortalité féminine, depuis la naissance jusqu’aux âges avancés, qui explique le déficit numérique de femmes en Inde.
Ainsi, l’amélioration des conditions de vie au cours de la période britannique, qui s’est traduite par une baisse de la mortalité et, conséquemment, par une progression démographique sensible, a bénéficié de manière prioritaire aux hommes. L’espérance de vie masculine est en effet longtemps restée supérieure à celle des femmes, à l’inverse de ce qui est observé partout dans le monde. La part des hommes dans la population n’a donc fait que croître jusqu’en 1991 comme l’indiquent les chiffres des recensements décennaux.
De plus, dans de nombreuses régions de l’inde, les petites filles meurent beaucoup plus fréquemment que leurs frères, qu’il s’agisse d’infanticides délibérés ou plus souvent d’une surmortalité insidieuse causée par le relatif manque de soins et d’alimentation dont elles font l’objet. C’est donc sous l’effet d’une discrimination systématique que les femmes survivent moins longtemps qu’ailleurs et cette inégalité devant la mort explique leurs effectifs relativement faibles.
En 1990, le futur Prix Nobel Amartya Sen publie un article pionnier dans la New York Review of Books où il dénonce ces discriminations de genre et les cent millions de femmes manquantes en Asie qui en résultent.
Les choses s’aggravent encore dans les années qui suivent. Les parents éduqués en Inde (comme en Chine) ont désormais recours aux techniques récentes comme l’échographie pour pratiquer des avortements sélectifs. Ainsi peuvent-ils satisfaire un besoin primordial de garçon hérité de leur système de parenté agnatique qui privilégie le patrilignage : les garçons resteront auprès de leurs parents et s’occuperont d’eux durant leur vieillesse, alors que les filles rejoindront la famille de leur mari après leur mariage. Le rapide développement des cliniques privées dans le pays répond à ce besoin en dépit des interdictions promulguées par le gouvernement dès les années 1990.
Le rapport de la masculinité à la naissance censé osciller autour de 105 garçons pour 100 filles s’élève aussi brutalement depuis la fin des années 1980 vers 110, atteignant des valeurs record proches de 120 dans les États du nordouest de l’inde. Ce déséquilibre à la naissance est le reflet de l’enracinement profond de la préférence pour les garçons, mais également de la diffusion des nouvelles technologies reproductives et de la baisse de la fécondité.
Les chiffres de 2011, fondés sur la population de moins de 7 ans, dessinent du pays une carte très contrastée. S’y opposent notamment les régions du nord et de l’ouest, allant du Pendjab au Maharashtra, marquées par les effets de la discrimination envers les filles, avant et après la naissance, et le reste du pays où le déséquilibre entre populations de filles et de garçons est insignifiant. Ces disparités sont étroitement liées aux variations régionales des systèmes de parenté indiens.
On estime aujourd’hui à 45 millions le nombre d’indiennes qui manquent au compte pour une population totale de 1,3 milliard d’habitants et ce déséquilibre se fera particulièrement sentir pour les millions de jeunes hommes qui vont tenter de trouver une épouse dans les décennies qui viennent. Les tendances actuelles indiquent que, si la situation s’améliore dans les régions les plus touchées à l’ouest, on peut s’attendre en revanche à une détérioration de la part des naissances féminines ailleurs en Inde du Nord. n